Par Gail Tverberg
10 juin 2014
Récemment, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a publié un « Rapport spécial » intitulé World Energy Investment Outlook. Commençons par des choses avec lesquelles je suis d’accord :
1. Le monde a besoin d’investir 48 000 milliards de dollars pour répondre à ses besoins énergétiques d’ici 2035. C’est certainement vrai si l’on suppose, comme le fait l’AIE, que la croissance économique mondiale va en fait s’améliorer légèrement, et passer de 3,3% par an entre 1990 et 2011 à 3,6% par an entre 2011 et 2035. En fait, il y a des chances pour que les besoins d’investissement aient besoin de croître encore plus que ce qu’indique l’AIE.
Selon moi, il s’agit d’un rapport rédigé « pour se couvrir ». L’AIE entrevoit un certain nombre de problèmes à venir. Il n’y a aucune chance que l’on arrive à investir le montant qui serait indispensable (et qui est probablement très supérieur à 48 000 milliards de dollars). En ayant publié ce rapport, l’AIE pourra dire : « Nous vous l’avions dit. Vous n’avez pas assez investi. Voilà pourquoi votre approvisionnement en énergie a rencontré d’énormes problèmes. »
2. Sans réforme des marchés de l’électricité, la fiabilité de l’approvisionnement en électricité de l’Europe est menacée. Le modèle actuel de fixation des prix, dans lequel les énergies éoliennes et photovoltaïques sont financées par des tarifs de rachat garanti, et dans lequel les prix de l’électricité obtenue avec les autres combustibles est établi par ordre de mérite, entraîne d’importantes distorsions du marché.
Selon moi, le problème est encore plus grave que ce qu’ont compris les auteurs du rapport. La valeur des énergies éoliennes et photovoltaïques est intrinsèquement difficile à déterminer, car ces énergies fournissent un approvisionnement intermittent, qui n’est pas comparable aux autres types d’électricité. De plus, une grande partie des coûts est liée au transport et à la distribution – 42% des coûts d’investissement dans le scénario « New Policies ». De nombreux chercheurs bien intentionnés se sont penchés sur l’éolien et le photovoltaïque et ont pensé qu’ils constituaient une solution, mais ils ont eu systématiquement tendance à considérer les choses de manière pas assez large.
Si l’on veut étudier correctement la situation, il faut vraiment regarder attentivement le coût total du système de production d’électricité avec des énergies renouvelables intermittentes (à une part du mix énergétique donnée) et le comparer au coût total qu’aurait le système de production d’électricité sans ces énergies renouvelables intermittentes. Une fixation correcte des prix doit inclure tous les coûts supplémentaires, y compris les coûts supplémentaires pour stocker l’électricité, les coûts supplémentaires pour transporter l’électricité sur de longues distances et les coûts supplémentaires auxquels doivent faire face les fournisseurs de combustibles fossiles pour augmenter et réduire leur production afin de compenser les variations de production des énergies renouvelables intermittentes.
Une étude de Weissbach et al. (ici ou là) suggère que l’efficacité de l’éolien et du photovoltaïque se situe « un ordre de grandeur » en dessous de celui des combustibles fossiles, de l’hydroélectricité ou du nucléaire quand on prend en compte tous les coûts. Une analyse plus large soulève également des questions quant à savoir si les énergies éoliennes et solaires permettent réellement d’économiser des émissions de carbone – la croyance selon laquelle elles seraient utiles vient-elle simplement du fait d’avoir sous-estimé leurs coûts réels pour le système ?
J’irais même jusqu’à questionner le sens que peuvent avoir des marchés concurrentiels de l’électricité. Des marchés réglementés permettent aux différents acteurs d’obtenir une marge suffisante, et permettent aux services publics de collecter des redevances suffisantes pour pouvoir faire fonctionner l’infrastructure. Le superviseur peut augmenter ou réduire les investissements d’un type particulier, en fonction des besoins du système particulier. J’ai remarqué cet article récent de Bloomberg qui dit que l’Europe est confrontée à un coup de frein sur l’électricité verte pour mettre un coup d’arrêt aux surcharges de ses réseaux électriques. Le système actuel fonctionne clairement mal.
3. Si l’on veut qu’elles puissent répondre à nos besoins d’ici 2035, les réserves de pétrole de réservoir compact et autres pétroles « de schiste » devront être complétées par d’autres sources. Voici le graphe que j’ai construit à partir des données fournies par l’AIE dans son World Energy Outlook de novembre 2012, pour le scénario « New Policies ».
Le rapport actuel ne se veut pas un rapport sur la production pétrolière future, mais parmi l’un des éléments mis en avant, on trouve ce qui suit : « Répondre à la croissance de la demande de pétrole à long terme dépendra de plus en plus du Moyen-Orient lorsque la hausse actuelle de l’approvisionnement hors OPEP commencera prendra fin dans les années 2020. » Cela implique que non seulement le pétrole brut de réservoir compact [improprement appelé « pétrole de schiste » en France, NdT] américain ne résoudra pas nos problèmes, mais que celui du reste du monde ne le résoudra pas plus. À la place, l’AIE en revient à son vieux plan qui consiste à « faire appel à l’OPEP » – espérant que le Moyen-Orient réponde à l’appel, si personne d’autre ne le fait. C’est là prendre ses désirs pour des réalités – un point sur lequel je reviendrai plus tard.
4. Le rapport de l’AIE sur l’investissement témoigne de la réalité de rendements décroissants, même s’il n’utilise jamais cette expression. Ces rendements décroissants se produisent lorsque la société devient de moins en moins efficace dans sa production de produits énergétiques. Dans le cas du pétrole, le problème est que les ressources faciles à extraire sont celles que l’on a extraites en premier ; il faut à présent passer à des ressources plus difficiles à extraire. Dans le cas de l’électricité, le problème est que les anciennes ressources produisaient trop de carbone ; il nous faut à présent passer à des approches plus coûteuses qui (on l’espère) en produiront moins.
Nous pouvons voir des rendements décroissants à l’œuvre en de nombreux endroits du rapport. Le constat principal du rapport est que le fait que l’on s’attende à ce que les coûts d’investissement augmentent plus vite que la quantité de pétrole ou d’électricité produite. Le rapport fait également d’autres constats plus précis. Dans le secteur du pétrole aux États-Unis, « des rythmes de production élevés signifient que les ressources s’épuisent rapidement, les coûts par baril augmentant en conséquence à mesure que les exploitants se déplacent des sites faciles pour aller dans des zones où la quantité récupérable par puits est moindre »1 (page 65). L’Union européenne aura besoin de prix plus élevés que les prix actuels du gaz naturel liquéfié venu d’Amérique (page 76). Dans les raffineries, la tendance va vers le recours à des technologies plus complexes et plus coûteuses (page 77). Le scénario « New policies » prévoit une trajectoire des prix du pétrole nettement orientée à la hausse (page 81). On s’attend à ce que l’éolien en mer se déplace plus loin au large, avec des coûts encore plus élevés (page 104).
Ce que l’AIE semble ne pas comprendre, c’est que des rendements décroissants affectent la capacité des acheteurs à payer des prix plus élevés pour les produits qu’ils achètent. L’AIE suppose que les acheteurs seront en mesure de payer plus cher (hors inflation) les produits énergétiques qu’ils utilisent, sans que cela ne nuise aucunement à l’économie. C’est clairement faux, car les salaires n’augmentent pas en suivant le coût plus élevé des produits énergétiques. Quand les prix de l’énergie se mettront à augmenter, les acheteurs réduiront leurs achats de biens divers et variés. Cela conduira à des licenciements dans de nombreux secteurs variés, et très probablement à une récession. Cela conduira également à un risque accru de défaut de remboursement de dette.
En fait, les rendements décroissants ont eux-mêmes tendance à provoquer une baisse des salaires, car d’une certaine manière, ils rendent les travailleurs moins efficaces, en réduisant le nombre de biens produits par heure travaillée. Dans L’effondrement des sociétés complexes, Joseph Tainter indique que ce sont les rendements décroissants qui ont été à l’origine de l’effondrement des civilisations passées.
1. De nombreux pays de l’OPEP parmi ceux qui détiennent les réserves les plus importantes et les moins coûteuses, limitent délibérément leur production afin de conserver des réserves pour le long terme. C’est là une fausse croyance courante, régulièrement répétée par l’AIE, mais qui n’est pas vraie.
Le véritable coût de la production au Moyen-Orient ne se résume à celui d’extraire le pétrole du sol. Pour l’appréhender, il faut examiner le coût total de l’ensemble du système nécessaire à l’extraction, y compris tous ceux qui sont nécessaires pour apaiser les habitants de la région, et aussi tous les coûts nécessaires pour l’infrastructure supplémentaire. Même si, en théorie, l’Irak peut augmenter sa production de pétrole, cela ne se fera pas de manière automatique. Et même si, en théorie, la Libye peut elle aussi augmenter sa production, il ne faut pas s’attendre à ce que les combats qui s’y déroulent cessent au jour au lendemain. Une fois tous ces coûts pris en compte, le coût d’extraction par baril est proche, voire supérieur au coût du pétrole actuel.
L’Arabie saoudite publie des chiffres de réserve élevés, mais rien n’indique qu’elle puisse, si elle le voulait, considérablement augmenter sa production. La plus forte hausse récente des capacités de l’Arabie saoudite date de 2013 et correspondait à 500 000 barils supplémentaire par jour, pour pouvoir utiliser le pétrole lourd et pollué provenant du champ de Manifa, qui faisait partie de ses soi-disant « capacités inutilisées ». L’installation du traitement de 400 000 barils par jour supplémentaires devait être mise en service en 2014. Partout ailleurs, on constate des déclins de production. Il n’est donc pas évident que ces ajouts de capacité d’extraction suffisent réellement à augmenter la production totale de pétrole de l’Arabie Saoudite. Selon l’Agence américaine d’information sur l’énergie (EIA), cette production totale était légèrement inférieure en 2013 à ce qu’elle était en 2012.
Les chiffres de « réserves de pétrole prouvées » saoudiennes sont non audités. Son grand gisement de pétrole est Ghawar, qui produit environ 5 millions de barils par jour. Nous ne savons pas combien de temps il pourra continuer à produire. On sait que les puits horizontaux peuvent empêcher le déclin de la production durant un certain temps, mais l’on sait aussi que, si une chute de production survient, elle sera probablement plus forte que pour des puits verticaux. Si la production de Ghawar commence à baisser de manière significative, il y a des chances pour que la production mondiale de pétrole se mette elle-même à baisser.
On sait qu’en théorie, l’Arabie saoudite peut développer, dans une certaine mesure, sa production de pétrole lourd, qui n’est pas très différent des sables bitumineux du Canada ou du pétrole lourd de la ceinture Orinoco au Venezuela. Cependant, extraire un tel pétrole exigerait un investissement initial important et ce pétrole s’écoulerait très lentement. Selon le Wall Street Journal, « le fait que les Saoudiens en soient à envisager un tel projet montre à quel point il est difficile et coûteux d’étancher la soif de pétrole du monde. Cela suggère également que même les Saoudiens ne soient peut-être pas en mesure d’augmenter la production rapidement si une hausse de la demande devait survenir de manière inattendue. »2
2. Il est logique de trouver de nouvelles sources d’investissement qui fourniront des fonds à de meilleurs taux d’intérêt pour financer les projets énergétiques. Le rapport parle d’essayer de trouver de nouvelles sources d’investissement, autres que les sources traditionnelles, pour financer des projets énergétiques. En particulier, il mentionne la possibilité de puiser dans des fonds détenus par des investisseurs institutionnels (fonds de pension, assureurs, fonds souverains, etc.). Les fonds de pension et les compagnies d’assurance sont bien sûr actuellement impliquées dans la détention de titres et d’obligations de sociétés pétrolières et d’autres sociétés énergétiques.
Si de nouvelles sources de prêt sont nécessaires (au-delà du problème des coûts élevés), c’est parce que les sources précédentes s’épuisent au même rythme que celui auquel on a besoin d’énormes quantités de nouveaux prêts. Historiquement, les États étaient des sources de financement, mais ces sources ne peuvent plus désormais être considérées comme acquises (page 38). Les évolutions réglementaires apportées aux règles de Bâle III rendent plus difficile pour les banques l’octroi de prêts à long terme à des fins de production d’énergie sans exiger des taux d’intérêt plus élevés (page 39). Une bonne part des prêts futurs concerneront les pays en voie de développement (cf. figure 2 ci-dessous). Beaucoup des ceux qui ont prêté de l’argent aux pays en développement dans le passé ont subi des pertes (page 39). En matière de projets pétroliers, de nombreux exemples existent qui montrent que les sociétés pétrolières ont réalisé des investissements massifs pour un retour quasi nul, comme par exemple au Kazakhstan (page 81).
Peut-être les fonds souverains, s’ils estiment le niveau de risque adapté, peuvent-ils prêter dans des situations où l’expérience montre que la prudence s’impose. Mais mon expérience dans le secteur de l’assurance me pousse à douter du fait que les compagnies d’assurance et les fonds de pension puissent se lancer dans le financement de ports en Irak, de raffineries en Inde ou de lignes de transport d’électricité longue distance jusqu’à des éoliennes en pleine mer. Si tel est le cas, cela doit faire partie du programme d’investissement, avec des primes de risque incluses dans les taux d’intérêt qui sont suffisantes, et un risque qui est réparti entre un grand nombre de participants à l’aide d’obligations ou une quelconque forme de titrisation. Il semble indispensable d’impliquer un intermédiaire financier de type bancaire.
Le principal intérêt pour ceux qui écrivent le rapport est de réduire les coûts pour les emprunteurs. Si le risque augmente, il n’est pas du tout évident que les taux d’intérêt doivent baisser. En outre, développer des capacités dans un pays sous-développé avec un baril de pétrole à 100 dollars est beaucoup plus difficile que les développer avec un baril de pétrole à 20 dollars. C’est une raison forte pour expliquer que le financement de la dette dans les pays sous-développés ne fonctionne pas bien.
Ce sur quoi l’AIE s’est butée par inadvertance, c’est la raison pour laquelle les limites au pétrole posent problème et, en fait, la raison pour laquelle les limites à l’énergie en général posent problème. Les ressources disponibles semblent être pléthoriques, et il semble y avoir de nombreuses manières de réduire notre consommation d’énergie grâce à des mesures d’adaptation. En réalité, financer tout ce qu’il y a à faire devient impossible.
Un système qui fournit de l’énergie, ou qui permet d’en économiser, exige de commencer par payer quelque chose. Ce paiement reflète le fait qu’il faille utiliser du pétrole et d’autres ressources limitées (par exemple, des métaux chers) pour les créer. Développer de nouveaux champs de pétrole, de gaz ou de charbon, tout comme construire des centrales électriques, exige également d’utiliser du pétrole et d’autres ressources limitées. Cela exerce une pression à la fois sur les marchés de la dette et sur les ressources limitées. Il y a un moment où la quantité de ressources limitées qui est utilisée devient trop importante, et les besoins de dette deviennent trop élevés. Les projets dont les coûts initiaux sont élevés font partie des plus mauvais contributeurs.
La stratégie consistant à s’endetter toujours plus ne fonctionne pas. L’économie croît trop lentement. Les salaires des gens n’augmentent pas assez pour suivre les la hausse des coûts en jeu. Les régions qui ont besoin de dette ne sont pas celles qui possèdent des services bancaires appropriés. C’est l’incapacité de financer tous les investissements nécessaires qui finiront par faire s’écrouler le système. La rareté des ressources restera un problème en coulisses, jouant elle aussi un rôle, mais les problèmes qu’elle génère resteront masqués par les problèmes de financement rencontrés par les indispensables investissements énergétiques.
↑1 “High production rates mean that resources are rapidly depleted, with a corresponding rise in costs per barrel as operators move out of the sweetspots to areas where the recovery per well is lower”.
↑2 “That the Saudis are even considering such a project shows how difficult and costly it is becoming to slake the world’s thirst for oil. It also suggests that even the Saudis may not be able to boost production quickly in the future if demand rises unexpectedly.”