Par Gail Tverberg
12 décembre 2012
Nous sommes nombreux à avoir appris qu’en 1798, Thomas Malthus a prédit que le monde finirait par manquer de nourriture. S’il s’attendait à une telle issue, c’est que dans un monde où les terres agricoles sont limitées, l’approvisionnement en nourriture ne pouvait pas augmenter à un rythme aussi rapide que la population. En fait, au moment où il a écrit son fameux ouvrage, il était convaincu que la population était déjà en danger de dépasser ses capacités d’approvisionnement alimentaire. Il s’attendait donc à ce qu’une grande famine s’ensuive.
Beaucoup d’entre nous ne comprennent pas pourquoi il s’est trompé. Une croyance courante, bien qu’incorrecte, pour expliquer son erreur est que le fait qu’il n’ait pas réussi à anticiper le progrès technologique. Ce que suggère mon analyse, c’est que l’explication est liée à deux facteurs sous-jacents qui ont permis de développer et d’utiliser de manière très répandue la technologie. Il s’agit (1) du début de la consommation des combustibles fossiles, qui a commencé à croître dans la foulée de la prédiction de Malthus, et (2) une forte progression de la dette privée après la Seconde Guerre mondiale, qui a permis de diffuser rapidement et à large échelle de nouvelles technologies, comme les voitures et les camions. Sans combustible fossile, la disponibilité de matériaux comme les métaux ou le verre (indispensables à la plupart des technologies) aurait été sévèrement limitée. Sans croissance de la dette, les gens ordinaires n’auraient pas pu se permettre d’acheter les nouveaux produits high-tech que les entreprises pouvaient fabriquer.
Aujourd’hui, cette question de la raison pour laquelle la prévision de Malthus était fausse a une grande pertinence, car les problèmes auxquels nous nous attaquons sont ceux de la faim dans le monde et de la consommation de pétrole qui ne croît pas aussi vite que ce que souhaiteraient les consommateurs – et sans aucun doute, cela ne permet pas aux prix du pétrole de se maintenir aux faibles niveaux qu’ils ont connus durant de nombreuses décennies passées.
Malthus a écrit son essai juste avant que la consommation de combustibles fossiles ne commence à croître.
Figure 1. Consommation mondiale d’énergie par source, d’après les estimations de Vaclav Smil dans Energy Transitions: History, Requirements and Prospects et du BP Statistical Review of World Energy pour les années 1965 et suivantes.
La disponibilité du charbon a permis de fabriquer des produits métalliques en quantité et qualité croissantes (comme par exemple les charrues métalliques, les clotures barbelées, et les trains pour le transport longue-distance). Ces produits, accompagnés d’autres inventions, ont permis au nombre d’agriculteurs de diminuer en même temps que la quantité de nourriture produite (par agriculteur et au total) augmentait. La consommation d’énergie par personne a augmenté (figure 2), ce qui a permis aux agriculteurs et à d’autres métiers de cultiver la terre et de fabriquer des produits avec une efficacité accrue.
Figure 2. Consommation énergétique mondiale par personne, calculée en divisant la consommation mondiale d’énergie (d’après les estimations de Vaclav Smil dans Energy Transitions: History, Requirements and Prospects, ainsi que les données statistiques BP pour 1965 et suivantes) par des estimations de la taille de la population, issues des données d’Angus Maddison.
Sans la montée en puissance des combustibles fossiles, à commencer par celle du charbon, Malthus aurait peut-être eu raison. À l’heure actuelle, la population a pu croître rapidement grâce à la forte croissance de la consommation de combustibles fossiles.
Figure 3. Population mondiale, d’après les estimations d’Angus Maddison, interpolées lorsque cela était nécessaire.
On peut voir que la croissance démographique s’est nettement accélérée juste après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950 et 1960 (figure 3). C’est à cette époque que la consommation de pétrole a explosé (figure 2 ci-dessus), que le pétrole a amélioré le transport des cultures jusqu’aux marchés, qu’il a permis d’utiliser des tracteurs et de nombreux autres équipements agricoles, et qu’il a rendu possibles les progrès médicaux, comme la diffusion à grande échelle des antibiotiques. La révolution verte a permis à la production agricole de se développer considérablement pendant cette période. Elle a eu recours à des combustibles fossiles (en particulier le pétrole et le gaz naturel) pour rendre possibles les engrais synthétiques, l’irrigation, les semences hybrides, les herbicides et les pesticides, et ainsi faire croître la production alimentaire.
Il est probable que la dette accrue des consommateurs et des entreprises après la Seconde Guerre mondiale (figure 4) ait également joué un rôle dans l’accélération que l’on a connue après la Seconde Guerre mondiale.
Figure 4. Dette des États-Unis hors dette publique fédérale, exprimée en pourcentage du PIB, d’après des données de Dette Z1 de la Réserve fédérale américaine et des données de PIB du Bureau d’analyse économique des États-Unis.
La raison pour laquelle j’affirme que la dette a probablement joué un rôle dans cette accélération est que, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les gens étaient, en moyenne, assez pauvres. Les États-Unis venaient de sortir d’une dépression économique, et l’Europe, d’une guerre dévastatrice. Beaucoup d’hommes étaient des soldats de retour de la guerre, sans emploi. Sans un fort accroissement du travail en usine et des emplois connexes, beaucoup seraient restés sans emploi. Une hausse de la dette a résolu plusieurs problèmes à la fois :
L’accélération de la dette, et la hausse de la production pétrolière qui en a résulté, ont accru le niveau de vie. La figure 2 montre que la consommation d’énergie par personne a crû beaucoup plus rapidement entre 1950 et 1970, lorsque la production de pétrole a elle-même explosé, que durant la période de croissance de la production du charbon, entre 1840 et 1920. La longue période de croissance de la production du charbon ne semble pas s’être accompagnée d’une hausse aussi forte de la dette privée.
Il serait possible de commencer par conclure que tant que l’on pourra continuer à accroître la disponibilité des produits énergétiques et de la dette, le point de vue de Malthus restera peu pertinent.
Ceci dit, bien sûr, les choses semblent ne pas être aussi évidentes aujourd’hui. Depuis 2005, la production mondiale de pétrole paraît plafonner (figure 5).
Figure 5. Production mondiale de pétrole brut (y compris les condensats). Source principale : données de l’Energy Information Administration américaine. Droites de régression dessinées par l’auteur.
Jusqu’à présent, le monde a pu compenser cette stagnation en augmentant sa production d’autres combustibles. Malheureusement, celui de ces autres combustibles qui a connu la plus forte hausse est le charbon (figures 1 et 2), principalement du fait de la croissance des économies des pays asiatiques, gros consommateurs de charbon.
Au cours des dix dernières années, le coût du pétrole a plus que triplé. Ce renchérissement est un problème, car cela entraîne des problèmes de récession, de chômage et de dette publique dans les pays importateurs de pétrole. Sur ce sujet, le lecteur pourra se référer à mes articles Le syndrome du combustible coûteux, Comprendre notre falaise fiscale liée au pétrole et Le lien étroit entre consommation d’énergie, emploi et récession.
La poursuite d’un endettement croissant semble à présent atteindre certaines limites. La dette publique fédérale américaine est un sujet quotidien des actualités, et d’après la figure 4, la dette privée semble se contracter par rapport au PIB.
Je ne suis pas sure que l’on puisse conclure qu’une catastrophe nous soit promise pour un futur proche. Mais les graphiques ci-dessus sont une raison suffisante pour s’arrêter et réfléchir à la situation.
La raison pour laquelle j’écris des articles est que j’essaie de dresser une image globale de notre situation actuelle. Si l’on se contente de lire les dernières brèves prévoyant d’énormes augmentations de la production de pétrole de schiste ou affirmant que nous avons de 200 ans de gaz naturel devant nous, il est facile de conclure que tous nos problèmes sont du passé. Si, par contre, on regarde correctement notre situation globale, on voit que ce n’est clairement pas le cas.
Ces dernières années, nos problèmes de dette ont été étroitement liés aux prix élevés du pétrole. Ils sont notre problème du moment, et dans les énormes prévisions de pétrole et de gaz qu’on lit et qu’on entend partout, ils sont totalement ignorés. Il est probable que les nouvelles ressources en gaz et pétrole de schiste devront être financées par des quantités croissantes de dette, ce qui signifie qu’elles ont un lien direct avec la dette. Il existe aussi un lien indirect entre les deux, par le biais des problèmes d’endettement public, d’impôts plus élevés et de la récession qui en résulte (qui entraîne à son tour une baisse des prix du pétrole, jusqu’à, sans doute, un niveau trop faible pour financer le coût élevé de l’extraction).
De plus, il est intéressant de constater que les hausses supposées énormes de l’approvisionnement en pétrole des États-Unis ne se traduisent pas vraiment par une bosse discernable dans l’approvisionnement mondial en pétrole montré par la figure 5.
Nous savons que le monde n’est pas infini et que, d’une manière ou d’une autre, à un moment donné, les ressources facilement extractibles de nombreux types arriveront à épuisement. Nous savons également que la pollution (ou, du moins, ce que les hommes appellent pollution) pourrait devenir un problème croissant avec une population humaine croissante sur Terre et des ressources de plus en plus « diluées » obtenues du sol.
Sur la base de l’histoire à long terme de la Terre et de l’expérience d’autres systèmes finis, il est clair qu’à un certain moment, peut-être dans plusieurs centaines ou milliers d’années, la Terre entrera dans un nouveau cycle – un nouveau climat, et des espèces dominantes différentes. Il se peut que ces nouvelles espèces soient des plantes plutôt que des animaux. Les nouvelles espèces dominantes seront probablement celles qui seront les mieux capables de tirer profit de nos déchets. Bien sûr, les hommes aimeraient bien repousser cette possibilité aussi loin que possible.
À ce stade, mon objectif est de dresser une vue d’ensemble, en considérant ce que nombre d’autres analystes ne voient généralement pas. Il est possible que l’image ainsi obtenue ne soit pas très belle, mais nous devons au moins comprendre quels sont les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Un changement du cycle est-il très proche ? Dans l’affirmative, quelle devrait être notre réponse ?