Énergie et économie : Douze principes fondamentaux

Par Gail Tverberg
14 août 2014

La vision standard de la manière dont énergie et économie se conjuguent peut être brièvement résumée comme suit : la croissance économique peut se perpétuer sans fin, nous allons apprendre à consommer toujours moins d’énergie, les prix de l’énergie vont augmenter, et le monde s’adaptera. A mes yeux, la façon dont l’énergie et l’économie s’intègrent est très différente. Elle repose sur le principe que l’on peut atteindre des limites dans un monde fini. Permettez-moi d’expliquer les problèmes tels que je les vois.

Douze principes fondamentaux de l’énergie et de l’économie

1. Les modèles économiques cessent d’être valides lorsqu’on se rapproche de limites.

Nous vivons dans un monde fini. De ce fait, l’extraction des ressources énergétiques et des ressources en général fonctionne d’une manière qui n’est pas du tout intuitive quand on s’approche de limites. Les économistes ont mis au point des modèles qui décrivent le comportement que l’on peut attendre de l’économie, en se reposant sur la manière dont elle se comporte loin des limites. Malheureusement, ces modèles économiques sont pis qu’inutiles quand on se rapproche de limites, parce que les liens qu’ils intègrent ne fonctionnent plus. Par exemple :

(a) L’hypothèse selon laquelle les prix du pétrole vont augmenter à mesure que le coût de l’extraction augmente n’est pas nécessairement vraie. À la place, un monde fini crée des boucles de rétroaction qui ont tendance à maintenir les prix du pétrole à un niveau trop bas, à cause des liens étroits que ces prix ont avec les niveaux de salaire. C’est ce que l’on peut voir en ce moment. Le quotidien britannique The Telegraph indiquait récemment que « la dette des entreprises pétrolières et gazières pour pouvoir couvrir leur manque de trésorerie atteint des niveaux dangereux ».

(b) L’hypothèse selon laquelle investir plus conduira à produire plus devient de moins en moins vraie à mesure que l’on épuise les ressources faciles à extraire (y compris de pétrole).

(c) L’hypothèse selon laquelle des prix plus élevés conduiront à des salaires plus élevés ne fonctionne plus à mesure que l’on épuise les ressources faciles à extraire (y compris de pétrole).

(d) L’hypothèse selon laquelle une substitution est possible en cas de pénurie devient de moins en moins adaptée à cause des interconnexions qui existent avec le reste du système. Parmi les problèmes spécifiques, on peut citer les énormes investissements nécessaires pour réaliser une telle substitution, leurs conséquences sur le système financier et les pénuries qui se développent en même temps dans de nombreux secteurs (par exemple le pétrole, les métaux comme par exemple le cuivre, les terres rares ou encore l’eau potable).

Le lecteur trouvera de plus amples informations dans mon article Pourquoi les modèles économiques standards ne fonctionnent pas : notre économie est un réseau.

2. L’énergie et les autres ressources physiques font partie intégrante de l’économie.

Pour pouvoir fabriquer n’importe quel type de marchandise adaptée à un usage par les hommes, il faut des ressources diverses (souvent, des sols, de l’eau, du bois, de la pierre, des métaux et/ou des produits pétrochimiques), ainsi qu’une ou plusieurs formes d’énergie (de l’énergie humaine, de l’énergie animale, de l’énergie provenant du vent ou d’un courant d’eau, de l’énergie solaire, du bois ou des combustibles fossiles que l’on brûle et/ou l’électricité).

Figure 1. De l’énergie existant sous diverses formes est utilisée pour transformer des matières premières (c’est-à-dire des ressources) en produits finis.

Figure 1. De l’énergie existant sous diverses formes est utilisée pour transformer des matières premières (c’est-à-dire des ressources) en produits finis.

3. À mesure que l’on se rapproche des limites, les rendements décroissants conduisent à une inefficacité croissante, plutôt qu’à une efficacité croissante, de la production.

Pour n’importe quelle des ressources diverses que l’on consomme, on commence toujours par utiliser la plus facile (et la moins chère) à extraire. Cela conduit à une situation de rendements décroissants. En d’autres termes, à mesure que l’on extrait de nouvelles ressources, l’extraction devient de plus en plus coûteuse en termes de ressources nécessaires, y compris humaines et d’énergie sous une autre forme. Ces rendements ne décroissent pas de manière lente et continue. Ce qui se passe, c’est que lorsqu’on se rapproche des limites, les coûts se mettent brutalement à augmenter beaucoup, après avoir connu une longue période de hausse lente et faible.

Figure 2. L’évolution à la hausse à laquelle il faut s’attendre pour le coût d’extraction des approvisionnements énergétiques à mesure que des approvisionnements finis s’épuisent.

Figure 2. L’évolution à la hausse à laquelle il faut s’attendre pour le coût d’extraction des approvisionnements énergétiques à mesure que des approvisionnements finis s’épuisent.

L’un des exemples de forte hausse des coûts est celle du coût d’extraction du pétrole depuis l’an 2000 (d’environ 12% par an pour les « coûts en amont »). On peut aussi citer la hausse brutale des coûts qui survient quand une région découvre qu’elle doit dessaler l’eau pour obtenir de l’eau potable, parce que creuser des puits toujours plus profonds ne fonctionne plus. On peut encore évoquer l’extraction des métaux : avec la baisse de qualité du minerai métallique, la quantité de déchets stériles commence par augmenter lentement, puis de plus en plus vite à mesure que les concentrations de métaux se rapprochent de 0, comme dans la figure 2.

Le brusque changement dans l’évolution du coût d’extraction est dévastateur pour les modèles économiques qui reposent sur l’hypothèse de coûts augmentant très lentement sur une longue période. Lorsque les coûts augmentent lentement, les progrès techniques peuvent facilement compenser l’augmentation sous-jacente des coûts d’extraction, ce qui entraîne une baisse des coûts totaux. Une fois que l’on s’approche des limites, les progrès techniques ne sont plus capables de compenser intégralement les hausses sous-jacentes des coûts. Le coût d’extraction ajusté de l’inflation commence alors à croître. Concrètement, l’économie commence à devenir de moins en moins efficace. La situation diffère alors fortement de celle des périodes précédentes, où les coûts baissaient, et l’efficacité semblait donc s’améliorer.

4. La consommation d’énergie fait partie intégrante du « rang que nous nous sommes attribués » face aux autres espèces.

Toutes les espèces se reproduisent en plus grand nombre que ce qui serait strictement nécessaire pour renouveler les générations. La sélection naturelle détermine ceux qui survivent. L’espèce humaine entre elle aussi dans cette compétition.

Au cours des derniers 100 000 ans, les hommes ont pu « gagner » cette compétition en exploitant de l’énergie extérieure sous diverses formes – tout d’abord sous forme de biomasse, qu’ils brûlaient pour cuire leur nourriture et se rester au chaud, puis animale, en entraînant des chiens pour les aider à chasser. La quantité d’énergie récupérée par les hommes a augmenté avec le temps. Parmi les formes d’énergie que les hommes ont exploitées, on trouve les esclaves humains, l’énergie provenant d’animaux de diverses espèces, l’énergie du soleil, celle du vent, l’énergie hydraulique, l’énergie obtenue en brûlant du bois ou des combustibles fossiles, et l’électricité générée à partir de diverses sources.

La population humaine a explosé, surtout depuis qu’elle a commencé à utiliser des combustibles fossiles, vers 1800.

Figure 3. Population mondiale d’après les données de l’Atlas of World History, de McEvedy et Jones (Penguin Reference Books, 1978), et la page Population mondiale de Wikipédia. Population mondiale Population (milliards)
Figure 3. Population mondiale d’après les données de l’Atlas of World History, de McEvedy et Jones (Penguin Reference Books, 1978), et la page Population mondiale de Wikipédia.

Même aujourd’hui, la population humaine continue de croître (figure 4), malgré une diminution de son taux de croissance.

Figure 4. Population mondiale répartie entre les États-Unis, l’Union Européenne des 27, le Japon, et le reste du monde.

Figure 4. Population mondiale répartie entre les États-Unis, l’Union Européenne des 27, le Japon, et le reste du monde.

Parce que le monde est fini, une consommation accrue de ressources par les hommes conduit à une moindre disponibilité des ressources pour les autres espèces. Il a pu être prouvé que la Sixième grande extinction des espèces a commencé dès l’époque où les hommes étaient chasseurs-cueilleurs, car leur capacité à utiliser du feu pour brûler de la biomasse, et à former des chiens pour les aider à chasser leur nourriture, leur a donné un avantage sur les autres espèces.

De plus, en raison du couplage fort entre démographie humaine et consommation d’énergie historiquement croissante, même à l’époque où les hommes étaient chasseurs-cueilleurs, on peut douter du fait que la croissance démographique puisse être totalement découplée de la consommation d’énergie des hommes. Les hommes ont besoin de consommer de l’énergie pour des tâches aussi diverses que produire leur nourriture, produire de l’eau potable, limiter les microbes ou transporter des marchandises.

5. Nous dépendons d’une économie autoorganisée et fragile, qu’on ne peut pas remplacer facilement.

À l’échelle individuelle, les hommes ont une capacité très limitée à extraire et à maîtriser les ressources, y compris énergétiques. La seule manière de le faire est par le biais d’une économie autoorganisée qui permet aux gens, aux entreprises et aux États de travailler ensemble sur des projets communs. Le développement d’économies autoorganisées a commencé très tôt, car les groupes de chasseurs-cueilleurs ont appris à travailler ensemble, peut-être en partageant des repas de nourriture cuite. Des économies plus complexes se sont développées à mesure que les hommes y ajoutaient d’autres fonctions. Elles ont peu à peu fusionné pour former la gigantesque économie mondiale actuelle, qui inclut le commerce international et la finance internationale.

Cette économie en réseau a tendance à croître, en partie parce que la population humaine a elle-même tendance à croître (cf. point 4 ci-dessus), et en partie parce qu’une plus grande complexité est nécessaire pour résoudre les problèmes qui apparaissent à mesure que l’économie croît. Cette économie en réseau ajoute progressivement des entreprises et des consommateurs, chacun faisant des choix en fonction des prix du moment et des réglementations en place à ce moment-là.

Figure 5. Dôme construit à l’aide de Leonardo Sticks.

Figure 5. Dôme construit à l’aide de Leonardo Sticks.

Cette économie en réseau est fragile. Elle peut croître, mais se contracter lui est difficile, car elle s’optimise constamment pour s’adapter les circonstances du moment. À mesure que de nouveaux produits sont développés (comme par exemple, des voitures), ce qui soutenait les précédentes approches (par exemple les chevaux, les charrettes, les carrosses) disparaît. Il est difficile de modifier les systèmes conçus pour le niveau d’utilisation du moment, comme les oléoducs ou l’infrastructure d’Internet, pour s’adapter à un niveau d’utilisation beaucoup plus faible. C’est la raison pour laquelle j’ai illustré l’économie comme une structure fortement interconnectée, mais creuse.

Une autre raison pour laquelle l’économie ne peut pas se contracter est sa grande quantité de dette en cours. Si l’économie se contracte, le nombre de défauts de dettes va augmenter, et de nombreuses banques et compagnies d’assurance vont se retrouver face à des difficultés financières. Le manque de services bancaires et d’assurance aura des conséquences très néfastes sur le commerce aussi bien local qu’international.

6. Les limites d’un monde fini exercent de nombreuses pressions en même temps sur l’économie.

De nombreuses raisons peuvent expliquer qu’une économie se retrouve dans une situation où elle ne dispose plus d’assez de ressources pour satisfaire sa population. Si toutes ne vont pas forcément se produire en même temps, le fait que plusieurs se combinent peut fortement aggraver la situation économique :

  1. Des rendements décroissants (c’est-à-dire une hausse des coûts de production à mesure que les ressources s’épuisent) pour des ressources comme l’eau potable, les métaux ou les combustibles fossiles.
  2. Une diminution de la qualité des sols du fait de l’érosion, d’une baisse de leur teneur en minéraux ou de leur salinisation due à de mauvaises pratiques d’irrigation.
  3. Une croissance démographique dépassant ce que peut supporter la quantité de terres arables, les ressources disponibles en eau potable, forestières, minérales ou autres.
  4. Le besoin de consommer une part croissante de ressources pour lutter contre la pollution générée par l’extraction et la consommation de ressources.
  5. Le besoin de consommer une part croissante de ressources pour entretenir l’infrastructure qui a été construite, comme les routes, les pipelines, les réseaux électriques et les écoles.
  6. Le besoin de consommer une part croissante de ressources pour rendre possible les actions des pouvoirs publics à la tête d’une société de plus en plus complexe.
  7. La disponibilité décroissante d’une nourriture qui est traditionnellement chassée (comme le poisson, la viande de singe ou d’éléphant), à cause d’une croissance démographique humaine à l’origine d’une chasse excessive et d’une perte d’habitat pour d’autres espèces.

7. Nos problèmes actuels ressemblent de façon inquiétante à ceux qu’ont rencontrés les civilisations antérieures avant qu’elles ne s’effondrent.

Dans le passé, des civilisations se limitant à une certaine zone géographique se sont développées durant un certain temps, avant de s’effondrer lorsque la disponibilité des ressources a baissé ou que la population est devenue trop nombreuses pour ces ressources. Ce type de problèmes a conduit à une situation de rendements décroissants, tout à fait comparable aux difficultés que nous rencontrons aujourd’hui. Les recherches sur ces civilisations passées nous montrent la forme qu’ont prise ces rendements décroissants, en particulier :

  1. Une moindre disponibilité d’emplois, et des salaires plus faibles, en particulier pour les nouveaux travailleurs qui arrivent sur le « marché du travail ».
  2. Des coûts alimentaires qui grimpent en flèche.
  3. À cause des éléments a et b ci-dessus, une exigence croissante de services publics de la part de la population.
  4. Une disparité de richesses croissante à mesure que les nouveaux travailleurs rencontrent de plus en plus de difficultés à obtenir des emplois bien rémunérés.
  5. Une capacité décroissante de la puissance publique à percevoir assez d’impôts auprès de la population laborieuse, dont la production diminue peu à peu (du fait des rendements décroissants) et qui, de ce fait, voit son salaire baisser.
  6. Une dépendance croissante à l’endettement.
  7. Un risque accru de guerre des ressources, lorsqu’un groupe aux ressources inadaptées essaie de s’emparer des ressources contrôlées par d’autres groupes.
  8. En fin de compte, le déclin de la population. Un tel déclin s’est produit pour deux raisons : avec la baisse des salaires ont diminué et le besoin de plus d’impôts, les travailleurs rencontrent de plus en plus de difficultés à se nourrir suffisamment. Ils deviennent alors plus sensibles aux maladies et aux épidémies. Par ailleurs, la participation accrue à des guerres de ressources conduit aussi à une hausse des taux de mortalité.

L’effondrement de ces sociétés n’est pas survenu tout d’un coup. Une longue période de croissance a été suivie d’une période de stagnation, avant qu’une crise durant plusieurs années ne prenne place.

Figure 6. Forme du cycle séculaire typique, d’après les travaux de Peter Turchin et Sergey Nefedov dans Secular Cycles. 0 30 60 90 120 150 180 210 240 270 300 330 Croissance > 100 ans Stagflation 50–60 ans Crise 20–50 ans Intercycle Forme d’un « cycle séculaire » typique Années à partir du début du cycle
Figure 6. Forme du cycle séculaire typique, d’après les travaux de Peter Turchin et Sergey Nefedov dans Secular Cycles.

Nous avons commencé un cycle de croissance économique lorsque nous avons commencé à consommer des combustibles fossiles en grande quantité, à partir de 1800 environ. Nous sommes entrés dans une période de stagflation, au moins pour les économies industrialisées, lorsque les prix du pétrole ont commencé à augmenter fortement dans les années 1970. Les pays moins industrialisés ont pu, eux, prolonger un peu plus longtemps leur schéma de croissance. Il est probable que notre situation diffère de celle des civilisations passées, celles-ci ne dépendant pas des combustibles fossiles. Les compétences avant effondrement avaient tendance à être toujours utiles après l’effondrement, car les sources d’énergie de ces civilisations ne changeaient pas réellement. Ne plus avoir de combustibles fossiles à disposition changerait considérablement la donne pour nos sociétés, car la plupart des emplois actuels deviendraient caducs.

La plupart des modèles mis en place par les économistes supposent que les conditions de la période de croissance, ou de la période de croissance puis de stagflation, vont continuer à être vérifiées sans fin. Tous ces modèles passent à côté des virages majeurs.

8. Le modèle derrière le livre Halte à la croissance ? montre pourquoi il faut s’attendre à ce qu’un épuisement des ressources conduise à une croissance économique qui décline. Il montre également pourquoi selon toute probabilité, extraire toutes les ressources qui paraissent disponibles est impossible.

L’analyse qui sous-tend le livre Halte à la croissance ? (de Donella Meadows et al., publié en 1972) nous montre aussi que la demande croissante de ressources, provoquée par les éléments a à g listés en section 6 ci-dessus, préemptera une part sans cesse croissante des ressources produites. Cette dynamique rend très difficile la production d’une quantité suffisante de ressources supplémentaires pour permettre la poursuite de la croissance économique. Les auteurs indiquent que le type de comportement du système modélisé est celui du dépassement de limites et de l’effondrement.

L’analyse de 1972 ne modélise pas le système financier, notamment la dette et son remboursement avec intérêts. Sa partie la plus proche d’une modélisation économique est celle où il modélise le capital industriel, qu’il décrit comme l’ensemble des usines, des machines et des autres « objets » physiques nécessaires à l’extraction de ressources et à la production de biens. Elle conclut entre autres que l’incapacité à produire assez de capital industriel risque de devenir un goulet d’étranglement bien avant que les ressources du sous-sol ne s’épuisent.

À titre d’exemple dans le monde actuel, il semble qu’il y ait, dans de nombreux sous-sols à travers le monde, et notamment au Canada et au Venezuela, d’énormes quantités de fioul extra-lourd extractibles. (Que ces champs de fioul extra-lourd existent est l’une des raisons qui expliquent que le rapport réserves sur production appliqué au pétrole soit élevé.) Ramener rapidement ce fioul à la surface exigerait un investissement physique énorme dans un délai très court. Concrètement, augmenter toute l’infrastructure physique requise (pipelines, équipements de vaporisation et de raffinage) est impossible sans réduire considérablement les ressources nécessaires pour « développer » le reste de l’économie. Développer massivement l’approvisionnement mondial en pétrole et en gaz extraits par fracturation hydraulique pose probablement le même genre de problèmes.

9. Ce qui devrait réellement nous inquiéter, c’est un effondrement dû au fait d’atteindre des limites de nombreuses manières, et non le lent déclin typique d’une courbe de Hubbert.

L’une des raisons qui justifient le fait de s’inquiéter d’un effondrement, c’est, comme on l’a vu dans la section 7 ci-dessus, la similitude des problèmes que connaît à présent notre économie actuelle, avec ceux qu’ont rencontré les économies passées qui se sont effondrées. Une autre raison de s’inquiéter repose sur l’observation des physiciens selon laquelle toute économie est structure dissipative, tout comme le sont les ouragans, et les êtres humains. Ces structures dissipatives ont toujours une durée de vie limitée.

S’inquiéter d’un effondrement à venir est très différent du fait de s’inquiéter qu’une de nos ressources va décliner en suivant une courbe de Hubbert symétrique. L’idée selon laquelle la disponibilité des ressources comme le pétrole va progressivement diminuer une fois que 50% des ressources auront été extrait constitue un scénario idéal, où une substitution parfaite (à la fois bon marché et abondante) permet de remplacer ce qui s’épuise, de sorte que l’économie n’est aucunement affectée. Hubbert lui-même a illustré le genre de situation qu’il prévoyait par le graphe suivant :

Figure 7. Figure tirée de l’article de Hubbert de 1956, intitulé Nuclear Energy and the Fossil Fuels.

Figure 7. Figure tirée de l’article de Hubbert de 1956, intitulé Nuclear Energy and the Fossil Fuels.

10. Il existe un lien étroit entre consommation de pétrole, consommation totale d’énergie et croissance économique mondiale.

Quand on regarde des données en série longue, ce lien étroit apparaît de manière évidente :

Figure 8. Comparaison de la croissance, en moyenne mobile sur trois ans, du PIB réel mondial (d’après les valeurs de l’USDA en dollars de 2005), de l’approvisionnement en pétrole et de l’approvisionnement en énergie. Les chiffres d’approvisionnement en pétrole et en énergie proviennent du BP Statistical Review of World Energy 2014.

Figure 8. Comparaison de la croissance, en moyenne mobile sur trois ans, du PIB réel mondial (d’après les valeurs de l’USDA en dollars de 2005), de l’approvisionnement en pétrole et de l’approvisionnement en énergie. Les chiffres d’approvisionnement en pétrole et en énergie proviennent du BP Statistical Review of World Energy 2014.

Le lien entre énergie et économie vient à la fois de l’offre et de la demande.

En matière d’approvisionnement, il faut de l’énergie, sous de nombreuses formes, pour fabriquer des biens et des services de tous types. Nous avons abordé ce point dans la section 2 ci-dessus.

Concernant la demande :

  1. Les personnes qui ont de bons salaires (indirectement, grâce à la fabrication de biens et de services à l’aide de produits énergétiques) peuvent se permettre d’acheter des produits qui consomment de l’énergie.
  2. Parce que les consommateurs paient des impôts et achètent des biens et des services, la croissance de la demande provenant de salaires adaptés se propage aussi jusqu’aux États et aux entreprises.
  3. Des salaires plus élevés permettent de s’endetter plus, et une dette accrue a aussi pour effet d’accroître la demande.
  4. Une demande accrue augmente le prix des ressources indispensables à la fabrication du produit qui est plus demandé, ce qui accroît la quantité de ressources qu’il est économiquement rentable d’extraire.

11. Pour maintenir la croissance économique, nous avons besoin d’un approvisionnement croissant d’énergie peu chère.

On peut voir cela de plusieurs façons.

  1. Aujourd’hui, tous les pays sont en concurrence dans une économie mondiale. Si l’économie d’un pays utilise une source d’énergie coûteuse (disons, du pétrole cher, ou des énergies renouvelables coûteuses), elle doit faire face à la concurrence d’autres pays qui utilisent des sources de combustible moins cher (comme par exemple, du charbon). Le prix élevé de l’énergie met le pays à l’énergie coûteuse dans une situation de grave désavantage concurrentiel, poussant son économie à se contracter.
  2. Une partie de la consommation énergétique mondiale provient de l’énergie « gratuite » du Soleil. Cette énergie solaire n’est pas uniformément répartie à travers le monde : les régions chaudes du globe en obtiennent considérablement plus que les régions froides du globe. Les régions froides du globe doivent donc compenser ce manque d’énergie solaire gratuite en construisant de plus gros bâtiments et en les chauffant davantage. Ils sont également plus enclins à utiliser des véhicules de transport « fermés » qui sont plus coûteux que disons, la marche à pied ou le vélo.

    À l’époque d’avant les combustibles fossiles, les régions chaudes du globe prédominaient en matière de développement économique. Les régions froides du globe ont « émergé » lorsque leurs propres forêts manquèrent du bois nécessaire pour obtenir l’énergie thermique dont elles avaient besoin, et lorsqu’elles apprirent à consommer du charbon à la place. Les connaissances qu’elles acquirent sur l’utilisation du charbon comme source de chaleur des habitations furent rapidement transférées aux usages industriels. Les régions chaudes du globe n’étant pas encore industrialisées, les pays consommateurs de charbon au Nord purent faire croître leur économie. L’avantage des pays froids et industrialisés crût à mesure qu’ils apprirent à utiliser le pétrole et le gaz naturel. Mais lorsque pétrole et gaz naturel sont devenus chers, et que l’industrialisation s’est répandue dans le monde entier, les pays chauds ont retrouvé leur avantage.

  3. Les salaires, les coûts de l’énergie (non humaine) et les coûts de financement sont tous des contributeurs majeurs au coût de production des biens et services. Lorsque les coûts énergétiques augmentent, cette hausse fait pression à la fois sur les salaires et sur les taux d’intérêt (puisque les taux d’intérêt déterminent les coûts de financement), puisque les entreprises doivent peu ou prou conserver le même coût total des biens et services si elles veulent que les consommateurs puissent se permettre de les acheter, alors que les salaires n’augmentent pas aussi vite que les prix de l’énergie. En fait, la pression pour conserver un faible coût total des biens crée une seconde pression à la baisse sur les salaires lorsque les prix du pétrole sont élevés (qui peut par exemple prendre la forme d’une délocalisation de la production dans un pays à moindre coût), et une pression pour maintenir de faibles taux d’intérêt.
  4. Si l’on regarde des données en série longue sur les États-Unis, on voit que les salaires ont eu tendance à augmenter fortement (en termes ajustés de l’inflation) lorsque les prix du pétrole étaient en-dessous de 40 ou 50 dollars, et qu’ils ont eu tendance à stagner lorsque les prix du pétrole étaient au-dessus de cette fourchette.

Figure 9. Salaires moyens en dollars de 2012 et prix du pétrole de Brent, lui aussi en dollars de 2012. Les salaires moyens sont le salaire total d’après les données du BEA ajustées par le CPI-Urban, divisé par la population totale. Ils reflètent donc à la fois les évolutions dans la part active de la population et les évolutions des niveaux de salaire.

Figure 9. Salaires moyens en dollars de 2012 et prix du pétrole de Brent, lui aussi en dollars de 2012. Les salaires moyens sont le salaire total d’après les données du BEA ajustées par le CPI-Urban, divisé par la population totale. Ils reflètent donc à la fois les évolutions dans la part active de la population et les évolutions des niveaux de salaire.

12. Les prix du pétrole qui sont trop bas pour les producteurs devraient être un sujet de sérieuse inquiétude. Ces prix sont bas parce que le pétrole devient inabordable. Dans le langage des économistes, la demande de pétrole baisse trop.

Il y a une croyance commune selon laquelle il faudrait s’inquiéter du fait que les prix du pétrole sont trop élevés, au point d’étrangler l’économie. En fait, ce dont il faudrait s’inquiéter, c’est beaucoup plus du fait que les prix du pétrole chutent trop, au point de décourager les investissements. Ces prix bas du pétrole encouragent aussi les révoltes populaires dans les pays exportateurs de pétrole, parce que pour équilibrer leurs budgets, ces pays dépendent de recettes fiscales que seuls des prix élevés du pétrole leur apportent.

Il est facile de voir que des prix élevés du pétrole étranglent les économies des pays importateurs de pétrole. Les salaires des consommateurs leur « permettent moins » en matière d’achats de base comme la nourriture (qui se développe et est transportée grâce au pétrole) et les déplacements maison-travail. Des coûts plus élevés pour les achats de base obligent les consommateurs à réduire leurs dépenses discrétionnaires, comme par exemple acheter un nouveau logement plus cher, une voiture neuve ou aller au restaurant. Ces achats moins nombreux des consommateurs entraînent des licenciements dans les secteurs discrétionnaires et une baisse des prix de l’immobilier. Les défauts de remboursement de dette deviennent eux aussi plus nombreux, car les travailleurs qui se retrouvent au chômage ont du mal à rembourser leurs emprunts. Notre expérience de la période 2007–2009 montre que ces conséquences conduisent rapidement à une forte récession et à une chute des prix du pétrole.

Le problème que nous observons à présent est le problème inverse – des prix du pétrole trop bas pour les producteurs de pétrole, y compris les pays exportateurs de pétrole. Ces prix bas du pétrole contribuent à l’agitation populaire que connaissent de nombreux pays du Moyen-Orient. Les prix bas du pétrole expliquent également en partie que la Russie soit devenue belliqueuse, car elle a besoin de revenus pétroliers élevés pour maintenir son budget.

Conclusion

Il semble que nous fassions à présent face à de nombreux risques qui pourraient nous faire entrer dans un scénario d’effondrement, comparable à celui qu’ont rencontré de nombreuses civilisations avant nous.

L’un des risques est le fait que les taux d’intérêt vont augmenter lorsque les politiques d’assouplissement quantitatif et de taux d’intérêt zéro, mises en place depuis 2008, seront arrêtées. Ces taux d’intérêt ultra-bas sont indispensables pour maintenir les produits à un niveau de prix abordable, car le coût du pétrole (rapporté aux salaires des consommateurs) reste encore élevé.

Un autre de ces risques est une augmentation du nombre de défauts de dette. L’un des cas est celui des étudiants ayant contractés un prêt et se trouvant dans l’impossibilité de le rembourser avec leur maigre salaire. Un autre de ces cas est celui de la Chine et du financement de sa récente énorme expansion par la dette. Un troisième cas est celui des entreprises qui extraient des ressources et que les prix (relativement) peu élevés des matières premières les mettent dans l’impossibilité de rembourser les prêts qu’elles ont contractés.

Un autre de ces risques est celui d’une catastrophe naturelle. Faire face à ces catastrophes exige des excédents. À l’approche de limites, atténuer les effets d’une énorme tempête ou d’un tremblement de terre devient plus difficile.

Par ailleurs, la baisse de production de pétrole à cause d’un conflit au Moyen-Orient ou dans d’autres pays producteurs de pétrole est clairement un sujet d’inquiétude.

Cette liste de risques n’est nullement exhaustive. Beaucoup d’économies sont désormais proches des limites. On a appris récemment que l’Allemagne était entrée en récession, tout comme le Japon. La faillite d’une économie risque de se propager à d’autres économies.