Par Gail Tverberg
19 décembre 2017
Pour expliquer la Grande Dépression des années 1930, les économistes – y compris l’ancien directeur de la banque centrale américaine, Ben Bernanke – donnent tout un tas d’explications. Et si la véritable raison de la Grande Dépression était en fait une crise énergétique ?
En construisant un graphique de la consommation d’énergie par habitant depuis 1820 pour un article que j’ai publié en 2012, j’ai constaté une étrange « zone de stagnation » entre 1920 et 1940. Quand on regarde les données du graphique, on voit qu’à cette époque, la production de charbon a commencé à décliner dans certaines des principales régions productrices de charbon du monde. Du point de vue des personnes qui vivaient à l’époque, il est très possible que la situation ait beaucoup ressemblé à un pic de la consommation d’énergie, du moins par habitant.
Même en remontant jusqu’à la période 1820–1900, on voit que la quantité mondiale d’énergie consommée par habitant a progressivement augmenté à mesure que le monde consommait de plus en plus de charbon. On sait que, aussi loin que l’on remonte dans le temps, l’utilisation de l’eau et du vent n’a jamais apporté une quantité d’énergie significative (figure 2) comparé à ce qu’apportait la combustion de la biomasse et celle du charbon. L’apport des humains et des animaux de trait était lui aussi relativement faible dans la production d’énergie. Du fait de sa capacité à produire de la chaleur en grande quantité, le charbon est rapidement devenu le combustible dominant.
En règle générale, il est admis qu’il faille des produits énergétiques, y compris du charbon, pour réaliser des processus qui contribuent à la croissance économique. De la chaleur est indispensable à presque tous les processus industriels. Pour fournir du transport, il faut aussi des produits énergétiques, sous une forme ou une autre. Et construire des routes et des bâtiments d’habitation exige aussi des produits énergétiques. Il n’est guère surprenant que ce soit en Grande-Bretagne que la révolution industrielle ait commencé du fait de sa consommation du charbon.
Nous savons aussi qu’il existe une corrélation à long terme entre la croissance du PIB mondial et la consommation mondiale d’énergie.
La « période de stagnation » que montre la figure 1 entre 1920 et 1940 était probablement révélatrice d’un problème. L’économie est un système en réseau auto-organisé : on peut s’attendre à retrouver dans de nombreuses régions de l’économie ce qui n’allait pas. La croissance économique était probablement beaucoup trop faible. Le risque de conflit entre pays était beaucoup plus élevé en raison des tensions à l’intérieur du système – il n’y avait pas vraiment assez de charbon pour les éviter. Il est possible que ces tensions s’étendent aussi aux périodes juste avant 1920 et juste après 1940.
Ci-dessous se trouve un graphe de l’approvisionnement en charbon du Royaume-Uni. Le pic historique de production de charbon du pays (à un niveau de consommation qu’il n’a jamais pu égaler depuis) s’est produit en 1913. À l’époque, le Royaume-Uni était le plus gros producteur de charbon en Europe.
Il ne s’est écoulé que cinq ans pour que les États-Unis, à leur tour, atteignent un pic de production de charbon, en 1918. Il ne s’agissait là que d’un pic « secondaire ». D’autres pics se sont produits plus tardivement, en 1947 et en 2008, une fois que la production de charbon a été développée dans de nouvelles régions des États-Unis.
La figure 6 montre la production de charbon, par type de charbon, aux États-Unis.
Manifestement, l’anthracite, qui est le charbon de meilleure qualité, a vu sa production atteindre un pic historique, avant de commencer à décliner vers 1918. La production de houille a atteint un pic à peu près au même moment, et a franchement chuté au cours des années 1930. Les charbons de moindre qualité ont été mis en exploitation plus tard, quand les charbons de meilleure qualité sont devenus moins abondants.
Le profil de la production de houille en Allemagne montre une tendance intermédiaire entre celle du Royaume-Uni et celle des États-Unis.
L’Allemagne a elle aussi connu un pic de sa production de houille pendant la Première Guerre mondiale ; la production a ensuite chuté pendant plusieurs années. Elle a ensuite connu trois pics plus tardifs, le pic primaire (c’est-à-dire, le plus élevé) ayant eu lieu durant la Seconde Guerre mondiale.
Quand une situation de pénurie de charbon se présente, la résoudre ne se résume pas simplement à « l’approvisionnement inadéquat en charbon pousse les prix à la hausse », suivi rapidement par « des prix plus élevés conduisent à une hausse de la production ». La quantité de charbon que l’on peut extraire dépend clairement de la quantité de ressources en charbon présente dans le sol, mais c’est loin d’être le seul paramètre :
Beaucoup de gens imaginent qu’une pénurie d’énergie va conduire à des prix élevés. En fait, elle a au moins autant de chances de conduire à un accroissement des disparités salariales. On pourrait tout aussi bien considérer cette situation comme celle d’une pénurie d’emplois bien rémunérés. En l’absence d’emplois bien rémunérés, les travailleurs potentiels auront du mal à acheter les nombreux biens et services que crée l’économie (comme des logements, des voitures, de la nourriture, des vêtements ou une formation spécialisée). Par exemple, les jeunes adultes peuvent se retrouver à vivre plus longtemps chez leurs parents, et les personnes âgées, à emménager avec leurs enfants.
Le manque d’emplois bien rémunérés a tendance à réduire la « demande » de biens fabriqués avec des matières premières, et donc à faire baisser les prix des matières premières. Ce problème s’est produit dans les années 1930, et il se reproduit aujourd’hui. C’est un problème de caractère abordable des biens, même si certains le qualifient parfois de « demande faible ». Les travailleurs dont le salaire est insuffisant ne peuvent pas se permettre d’acheter les biens fabriqués par l’économie. Il peut se produire une surabondance de matières premières (qu’il s’agisse de nourriture, de pétrole ou de charbon) et des prix de matières premières qui chutent bien en-dessous de ce dont ont besoin les producteurs pour obtenir une marge suffisante.
Dans de précédents articles, j’ai relevé que les prix des combustibles fossiles avaient tendance à suivre les mêmes évolutions en même temps. Ce type de comportement est celui auquel on peut s’attendre si le caractère abordable ou non des combustibles fossiles est un problème majeur, et que ce caractère abordable varie au cours du temps.
On s’attendrait aussi à ce que les prix des métaux suivent les prix des combustibles fossiles, parce qu’extraire des minerais de toutes sortes exige de consommer des combustibles fossiles. Jeremy Grantham (et sa société GMO), stratège en investissements, a lui aussi relevé cette corrélation entre les prix des matières premières, et il a fabriqué un indice des prix des matières premières depuis 1900.
L’explication des pics de prix. Comme on va le voir plus loin, des pics de prix sont généralement apparus dans des situations où les biens de consommation courante (nourriture, logements, vêtements, transport) deviennent soudainement plus abordables pour les travailleurs « peu qualifiés ». Il s’agit de travailleurs qui n’ont pas suivi d’études très poussées, et qui n’occupent pas un poste d’encadrement. Ces pics de prix ne se produisent généralement pas par eux-mêmes ; ils sont plutôt provoqués par des gouvernements qui essayent de stimuler l’économie.
Au cours des pics de prix de chacune des deux guerres mondiales, les gouvernements ont grandement accru leur niveau d’endettement pour financer l’effort de guerre. Une partie de cette dette est probablement allée directement dans la demande de matières premières, par exemple pour fabriquer plus de bombes, et faire rouler des chars ; cela a donc eu tendance à augmenter les prix des matières premières. De plus, une part significative de la dette a conduit, de manière indirecte, à accroître l’emploi durant la guerre. Par exemple, des femmes en dehors du marché du travail ont été embauchées pour occuper des emplois auparavant occupés par des hommes qui les avaient quittés pour participer à l’effort de guerre. (Ces femmes étaient de nouveaux travailleurs peu qualifiés.) Les gains de ces femmes ont contribué à accroître la demande de biens et de services de toutes sortes, et donc à faire grimper les prix des matières premières.
Le pic de prix de 2008 a été provoqué (au moins en partie) par une bulle de dette immobilière aux États-Unis. Les taux d’intérêt ont été abaissés au début des années 2000 pour stimuler l’économie. De surcroît, les banques ont été encouragées à prêter à des personnes qui ne semblaient pas respecter les normes de solvabilité habituelles. La demande supplémentaire pour des maisons aux États-Unis y a fait augmenter les prix. Les propriétaires, désireux de profiter des nouveaux prix plus élevés de leurs maisons, ont pu refinancer leurs prêts et récupérer l’argent correspondant à ces nouveaux prix plus élevés. Ils ont pu utiliser les fonds ainsi obtenus pour acheter des biens comme une nouvelle voiture ou un sous-sol rénové. Ces fonds récupérés ont, de manière indirecte, constitué un supplément de gains pour les travailleurs peu qualifiés (tout comme les taux d’intérêt plus bas sur les nouveaux prêts).
Le pic de prix de 2011–2014 a été, lui, provoqué par les taux d’intérêt extrêmement bas rendus possibles par les programmes d’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing). Ces faibles taux d’intérêt ont rendu l’achat de logements et de voitures plus abordable pour tous les acheteurs, y compris pour les travailleurs peu qualifiés. Quand les États-Unis ont mis fin à leur programme d’assouplissement quantitatif en 2014, le dollar américain s’est apprécié par rapport à de nombreuses autres devises, ce qui a rendu le pétrole et les autres combustibles, en termes relatifs, plus chers pour les travailleurs vivant en-dehors des États-Unis. Ces coûts plus élevés ont réduit la demande de combustibles, et ont fait à nouveau baisser les prix de ces combustibles.
La hausse rapide des prix du pétrole (et des autres matières premières) dans les années 1970 est largement attribuée au pic de la production pétrolière américaine. Mais à mon avis, la hausse rapide des prix a été favorisée par la hausse rapide des salaires sur la période (cf. figure 12 ci-dessous).
La force opposée : les prix de l’énergie doivent baisser si l’on veut que l’économie croisse. Toutes ces fluctuations des prix à la hausse ne peuvent être, au mieux, que des changements temporaires dans la tendance à la baisse des prix à long terme. Voyons pourquoi.
Une économie a besoin de croître. Pour ce faire, elle a besoin d’un approvisionnement croissant en matières premières, en particulier énergétiques. Cela ne peut se produire que si les prix de l’énergie suivent une tendance à la baisse. Ces prix plus bas permettent de s’acheter un plus gros approvisionnement. On peut le voir dans les résultats de certains articles de recherche en économie. Par exemple, Roger Fouquet montre que ce qui qui diminue avec le temps n’est pas le coût de l’énergie en soi, mais plutôt le coût des services énergétiques.
Dans les services énergétiques, on trouve, en plus des coûts énergétiques eux-mêmes, les variations de rendement énergétique. Fouquet étudie donc le coût de chauffage d’un logement, ou celui de services électriques, ou celui de services de transport, en unités ajustées de l’inflation.
Robert Ayres et Benjamin Warr montrent un résultat similaire concernant l’électricité. Ils montrent également que les usages ont tendance à augmenter à mesure que les prix baissent.
Finalement, nous savons que la consommation d’énergie a tendance à croître à peu près au même rythme que le PIB. Un coût des services énergétiques qui baisse rend plus facile le fait de maintenir à la hausse la consommation d’énergie.
Il semble que la croyance suivante soit répandue : « Nous payons tous les salaires les uns des autres. » Si toute la croissance économique se résume à cela, alors tout ce que nous avons à faire pour accélérer la croissance de l’économie, c’est que chacun d’entre nous vende plus de services (on se coupe les cheveux plus souvent, ou on se frotte plus souvent le dos les uns des autres en facturant le service). À mon avis, il s’agit là une histoire très incomplète.
La véritable histoire, c’est qu’il est possible d’utiliser les produits énergétiques pour démultiplier le travail humain. Par exemple, il est inefficace pour un être humain de livrer des biens à des clients en allant à pied du site de production jusqu’au point de livraison. Si, à la place, il peut conduire un camion, il va démultiplier sa capacité à livrer des biens. Plus la démultiplication disponible du travail humain est grande, plus nombreux seront les biens et services qui pourront être produits, et plus les salaires ajustés de l’inflation pourront être élevés. Cette démultiplication accrue du travail humain permet aux salaires d’augmenter plus vite que l’inflation. Certains pourraient appeler ce résultat « un retour plus élevé du travail humain ».
Si l’on veut que la pompe à croissance reste en état de fonctionner, il est impératif que ces hausses de salaires reviennent aux travailleurs peu qualifiés. Avec des salaires plus élevés, ces travailleurs peuvent se permettre d’acheter des biens et services fabriqués avec des matières premières, comme par exemple des logements, des voitures ou de la nourriture. Ils ont aussi de quoi chauffer leur logement et faire rouler leur voiture. Ces salaires permettent de maintenir la demande à un niveau suffisant pour que les prix des matières premières soient assez élevés pour encourager une plus grande production de matières premières.
Le fait d’augmenter les salaires des travailleurs qualifiés (typiquement, les cadres et les travailleurs ayant fait des études poussées) ou de payer plus de dividendes aux actionnaires n’a pas le même effet. Ces personnes-là ont probablement déjà assez d’argent pour acheter les produits de base dont ils ont besoin pour vivre. Ils peuvent utiliser le supplément de revenus pour acheter des actions ou des obligations en vue de leurs vieux jours, ou s’acheter des services (comme par exemple des conseils en placement) qui n’exigent que peu d’énergie.
Si les salaires et la richesse se concentrent entre les mains d’un relativement petit nombre de personnes, la croyance « Nous payons tous les salaires les uns des autres » devient de moins en moins vraie. Par exemple, si les disparités salariales deviennent trop grandes, les pauvres peuvent devenir dans l’incapacité de se payer des consultations médicales, même quand ils bénéficient d’une couverture santé. Ce n’est que quand les salaires sont assez proches les uns des autres que tous, dans l’économie, peuvent se permettre de se payer un large éventail de services fournis par d’autres.
Très clairement, le premier événement dommageable fut le fait que la production de charbon au Royaume-Uni atteigne son pic en 1913. Même avant 1913, des pressions se faisaient sentir du fait du coût plus élevé de la production de charbon à mesure que les mines s’épuisaient. En 1912, le Royaume-Uni a connu une grève nationale du charbon de 37 jours pour protester contre les bas salaires. Manifestement, à mesure que l’extraction devenait de plus en plus difficile, les prix du charbon ne pouvaient pas augmenter assez pour couvrir tous les coûts, et les salaires des mineurs en souffraient. La dette de la Première Guerre mondiale semble avoir contribué à faire monter les prix des matières premières, permettant aux salaires d’être augmentés quelque peu, même si la production de charbon du pays n’a jamais retrouvé son niveau précédent.
Les taux de suicide semblent évoluer à l’inverse du pouvoir d’achat des travailleurs peu qualifiés. Une étude des taux de suicide en Angleterre et au Pays de Galles a montré qu’ils étaient en augmentation avant la Première Guerre mondiale. C’est ce à quoi l’on s’attendrait si le charbon devenait de plus en plus difficile à extraire et si, pour cette raison, les retours pour tout un chacun était faible.
La Première Guerre mondiale, avec son endettement accru (qui a servi en partie à payer des salaires plus élevés), a pour un temps facilité les choses. Mais après la Première Guerre mondiale, la Grande Dépression a pris place, et avec elle, des taux de suicide beaucoup plus élevés.
La Grande Dépression est le genre de résultat auquel on s’attendrait si le Royaume-Uni ne disposait plus d’assez de charbon pour fabriquer les biens et services qu’il fabriquait jusqu’alors. Et on peut aussi s’attendre à ce que cette moindre production de biens et de services s’accompagne d’un moins grand nombre d’emplois bien rémunérés. Dans une telle situation, il n’est guère surprenant que les taux de suicide se soient mis à grimper ; et à ce qu’avec la Seconde Guerre mondiale et tous les emprunts qui l’ont accompagnée, les taux de suicide baissent fortement.
Après avoir étudié plus en détail ce qui s’est passé entre 1920 et 1940, Ugo Bardi nous indique qu’avant la Première Guerre mondiale, le Royaume-Uni exportait du charbon vers l’Italie. Face à la baisse de sa production de charbon, le Royaume-Uni s’est retrouvé dans l’impossibilité de maintenir ses exportations de charbon après la Première Guerre mondiale. Cela a détérioré ses relations avec l’Italie, parce que l’Italie avait absolument besoin du charbon qu’elle importait du Royaume-Uni pour se reconstruire après guerre. Et l’Italie a fini par se rapprocher de l’Allemagne parce que celle-ci avait encore du charbon à exporter. Et cela a mis en place les conditions de l’alliance de la Seconde Guerre mondiale entre ces deux pays.
Si l’on regarde les États-Unis, on voit que la Première Guerre mondiale a créé les conditions favorables à l’exportation, car du fait des nombreux combats qu’elle a menée, l’Europe a dû importer des biens (y compris de la nourriture) en plus grand nombre des États-Unis. Après la fin de la guerre en 1918, la demande européenne a soudain baissé, et aux États-Unis, les prix des matières premières ont chuté. Les agriculteurs américains ont vu leurs revenus se réduire brutalement. Ils ont alors réduit leurs achats de biens de toutes sortes, ce qui a nui à l’économie américaine.
Une des analyses de l’économie des années 1920 nous montre que de 1920 à 1921, les prix agricoles ont chuté à un rythme catastrophique : « Le prix du blé, la principale culture des Grandes Plaines, a chuté de près de moitié. Le prix du coton, encore le poumon du Sud, a chuté des trois quarts. Les cultivateurs, dont beaucoup avaient emprunté pour augmenter leurs surfaces de terres et acheter de nouvelles machines agricoles plus efficaces comme des tracteurs, se sont soudain retrouvés dans l’incapacité de rembourser les emprunts qu’ils avaient contractés. »
En 1943, M. King Hubbert a émis l’idée que l’emploi avait atteint son pic historique en 1920, sauf dans les périodes où il était artificiellement gonflé par des moyens peu courants, comme la guerre. En fait, certaines données historiques montrent que pour quatre grandes industries prises ensemble (fonderies, emballage de viande, papier et imprimerie), l’indice de l’emploi est passé de 100 en 1914 à 157 en 1920, et pour chuter à seulement 89 en septembre 1921. Le problème du pic de charbon au Royaume-Uni avait été exporté aux États-Unis sous la forme d’une faiblesse des prix des matières premières et d’une faiblesse de l’emploi.
Ce n’est qu’avec l’énorme quantité de dette générée par la Seconde Guerre mondiale que l’économie mondiale a pu être suffisamment stimulée pour permettre à la production totale d’énergie par habitant de continuer d’augmenter. L’utilisation du pétrole, en particulier, est devenue beaucoup plus importante après la Seconde Guerre mondiale. C’est la disponibilité du pétrole bon marché qui a permis à l’économie mondiale de se remettre à croître.
Toutes les dépenses de la Seconde Guerre mondiale financées par la dette semblent avoir été le stimulus qui a finalement poussé à produire le pétrole dont l’économie mondiale avait besoin pour sortir des problèmes qu’elle rencontrait. Le PIB et le revenu personnel disponible ont pu à nouveau augmenter (graphique 18).
La consommation totale d’énergie par habitant s’est mise à augmenter avec la consommation croissante de pétrole (graphique 1). Cette croissance de la consommation d’énergie par habitant semble être ce qui a permis à l’économie mondiale de croître à nouveau.
Il me faut souligner que le siècle passé a connu une autre période exceptionnelle : la période 1980–2000. Il serait trop long d’expliquer ici la situation, mais la chute de la consommation d’énergie par habitant semble avoir conduit à l’effondrement de l’ex-Union soviétique en 1991. Il s’agit là d’une situation différente, provoquée par une baisse de la consommation de pétrole liée aux gains d’efficacité. C’est une situation dans laquelle un producteur de pétrole s’est retrouvé « évincé » parce que le monde n’avait pas à ce moment-là besoin du supplément de pétrole que ce producteur offrait. C’est un exemple de perturbation économique d’un type différent, causée par une consommation d’énergie par habitant qui stagne.
Beaucoup de points de vue ont été proposés pour expliquer la Grande Dépression des années 1930. À ma connaissance, personne n’a jamais proposé de l’expliquer par le pic de production de charbon en 1913 au Royaume-Uni, et par l’incapacité des autres approvisionnements en énergie à croître assez vite pour compenser ce manque. Le Royaume-Uni a « exporté » son problème à travers le monde entier, et cela a provoqué un accroissement des disparités salariales. Les agriculteurs américains ont été particulièrement touchés : souvent, leurs revenus se sont retrouvés en-dessous du seuil minimal permettant à une famille de s’acheter les produits de base pour vivre.
Le problème, ainsi que je l’ai détaillé dans mes articles précédents, est un problème de physique. Générer du PIB exige de l’énergie ; quand il n’y a pas assez d’énergie (généralement, sous forme de combustibles fossiles) disponible, l’économie tend à « expulser » les gens les plus fragiles. Souvent, elle le fait en augmentant les disparités salariales. Les gens en haut de la hiérarchie sociale ont encore beaucoup. Ce sont les gens en bas de la hiérarchie qui se retrouvent à pouvoir acheter de moins en moins. Et parce qu’en bas de la hiérarchie sociale, les gens sont si nombreux, leur pouvoir d’achat réduit a tendance à faire tirer l’ensemble du système vers le bas.
Dans le passé, la façon dont on contournait l’insuffisance des salaires de ceux qui se trouvent en bas de la hiérarchie consistait à émettre plus de dette. Une partie de cette dette servait à augmenter les salaires des travailleurs peu qualifiés, et donc à contribuer à résoudre le problème des biens et services non abordables.
Aujourd’hui, il semble que nous atteignons le seuil au-delà duquel, même avec plus de dette, on manque d’énergie bon marché susceptible d’être ajoutée au système. Lorsque cela se produit, le système économique semble plus enclin à se fracturer. Ugo Bardi appelle cette situation « atteindre le point d’inflexion vers la falaise de Sénèque ».
Dans les années 1930, nous étions très proches de ce point d’inflexion. Nous en étions aussi très proches en 2008. À présent, nous semblons nous en rapprocher à nouveau. Le modèle des années 1930 nous donne une indication de ce à quoi il faut s’attendre : des matières premières de tous types qui semblent en surabondance ; des prix des matières premières qui sont trop bas ; un manque d’emplois, et en particulier d’emplois suffisamment bien rémunérés ; des institutions financières qui s’écroulent. Cela ressemble assez à l’exact inverse de ce à quoi beaucoup de gens s’imaginent être les effets d’un pic pétrolier. Mais c’est peut-être une bien meilleure image de ce à quoi nous devrions réellement nous attendre.