Par Gail Tverberg
3 juin 2020
Pourquoi assistons-nous à tant de violence ces derniers temps ? Une des explications possibles est que les gens prennent fait et cause pour ceux de la région de Minneapolis que la mort de George Floyd a bouleversés. Ils sont convaincus qu’un flic blanc a usé d’une force excessive pour maîtriser Floyd, conduisant à sa mort.
Pour ma part, je suis convaincue que l’histoire qui se joue est beaucoup plus profonde. Comme je l’ai écrit dans un de mes articles récents, Comprendre la situation délicate dans laquelle nous sommes du fait du fait de ce qui lie pandémie et économie, le problème auquel nous sommes face est celui d’un trop grand nombre de personnes par rapport aux ressources disponibles, en particulier énergétiques. Cela conduit à une situation appelée parfois « dépassement, puis effondrement ». L’économie croît pendant un certain temps, puis, potentiellement, se stabilise pendant quelques temps, avant de prendre le chemin de la chute, principalement parce que la consommation d’énergie par habitant devient trop faible.
Curieusement, cette crise énergétique ressemble à une crise d’accessibilité financière. Les jeunes et les pauvres, en particulier, ne peuvent pas se permettre d’acheter les biens et services dont ils ont besoin, comme un logement pour élever leurs enfants, et un véhicule pour se déplacer. Tenter de faire de tels achats les laisse surendettés. Si le problème de l’accessibilité financière s’aggrave, les jeunes et les pauvres risquent de descendre dans la rue. Et ces manifestations risquent de basculer dans la violence.
La pandémie a tendance à aggraver ce problème d’accessibilité financière pour les jeunes et les personnes issues des minorités, car les pertes d’emplois provoquées par le confinement sanitaire les touchent de manière disproportionnée. Dans de nombreux cas, les pauvres attrapent plus fréquemment la Covid-19 parce qu’ils vivent et/ou ils travaillent dans des lieux de forte densité de population, où la maladie se propage facilement. Aux États-Unis, les Noirs semblent être particulièrement touchés, à la fois par la Covid-19 et par la perte d’emplois. Ces problèmes, combinée à la grande disponibilité des armes à feu, rendent la situation des États-Unis particulièrement explosive.
Permettez-moi d’expliquer ces éléments de manière plus détaillée.
L’énergie est indispensable aux gouvernements. Il faut de l’énergie pour faire rouler les voitures de police. Il faut de l’énergie pour construire des écoles, pour faire fonctionner leur chauffage et leur éclairage. Il faut de l’énergie pour construire et entretenir les routes. Les recettes fiscales représentent les fonds disponibles pour acheter des produits énergétiques, et acheter les biens et services fabriqués à l’aide de produits énergétiques.
L’énergie est indispensable à tout type d’entreprise. Il faut de l’électricité, qui est une forme d’énergie, pour pouvoir utiliser un ordinateur. Il faut de l’énergie pour chauffer ou refroidir un bâtiment. Il faut de l’énergie solaire venant du Soleil pour faire pousser notre nourriture ; on utilise des combustibles liquides pour faire tourner les machines agricoles et les camions qui transportent notre nourriture jusque là où ils sont vendus. On utilise de l’énergie humaine dans certains de ces processus. Par exemple, on utilise de l’énergie humaine pour commander les ordinateurs et les machines agricoles. Parfois, on utilise aussi de l’énergie humaine pour récolter.
Les salaires que paient les gouvernements et les entreprises servent indirectement à acheter des produits énergétiques de toutes sortes. La nourriture est bien sûr un produit énergétique. La chaleur qui nous sert à cuire notre nourriture est également un produit énergétique. Les métaux de toutes sortes sont fabriqués à partir de produits énergétiques, et quand on coupe le bois et qu’on le transporte, c’est encore à l’aide de produits énergétiques. Avec un salaire suffisant, on peut acheter ou louer un logement, et acheter ou louer une voiture.
Les taux d’intérêt reflètent indirectement la part des biens et services produits à l’aide de produits énergétiques que l’on peut transférer aux parties du système dont les revenus dépendent des charges d’intérêts. Par exemple, les banques, les compagnies d’assurance et les bénéficiaires de retraites par capitalisation dépendent des revenus tirés des charges d’intérêts. Si les taux d’intérêt sont élevés, il est facile de verser leurs pensions de capitalisation aux retraités, et les compagnies d’assurance peuvent facturer de faibles primes pour leurs produits, car leurs revenus issus des charges d’intérêt aideront à compenser les coûts des sinistres.
Les taux d’intérêt sont actuellement les plus bas possibles, ce qui indique une probable pénurie d’énergie pour financer ces taux d’intérêt. La dernière fois que les taux d’intérêt étaient proches des niveaux actuels, c’était durant la Grande Dépression des années 1930.
Ce résultat n’a rien d’intuitif. La plupart des gens imaginent que manquer d’énergie signifie des prix élevés, mais ce qui se passe réellement, c’est le contraire. Le problème est que ce que les travailleurs peuvent se permettre de payer pour acheter les biens et services finis doit être suffisamment élevé pour que la production des matières premières utilisées pour fabriquer les produits finis devienne rentable. Lorsque trop de ces biens et services finis deviennent financièrement inaccessibles, le système a tendance à s’effondrer.
Ce à quoi nous avons réellement affaire, c’est à un problème à deux visages. Les prix des matières premières comme le pétrole, l’électricité de gros, l’acier, le cuivre et la nourriture ont tendance à fluctuer énormément. Les consommateurs ont besoin que ces prix soient bas, pour que le prix des produits finis fabriqués avec ces matières premières reste abordable ; les producteurs ont besoin que les prix de ces matières premières augmentent toujours plus, pour couvrir le coût de puits toujours plus profonds et de batteries toujours plus nombreuses, nécessaires pour tenter de compenser partiellement l’intermittence de l’électricité solaire et éolienne.
La plupart des gens imaginent que la situation sera résolue si les matières premières deviennent toujours plus chères. En fait, se renchérir, c’est ce qu’ont commencé par faire les matières premières, jusqu’à mi-2008. À ce moment-là, quelque chose s’est cassé : les prix des matières premières ne cessent de baisser depuis mi-2008. En fait, des prix toujours plus bas des matières premières ont posé un problème à l’échelle mondiale, posant d’énormes problèmes aux pays qui cherchent à soutenir leur économie grâce aux recettes d’exportation des matières premières qu’elles produisent.
Même avant les mesures de confinement, les prix bas des matières premières entraînaient déjà de faibles salaires pour tous ceux qui travaillaient dans les industries d’extraction de matières premières à travers le monde. Ces prix bas ont également conduit, pour les États exportateurs de ces matières premières, à de faibles recettes fiscales, qui elles-mêmes ont conduit les gouvernements de ces États à ne plus pouvoir se permettre de financer les services attendus par leurs citoyens, comme des services de bus ou le fait de subventionner l’achat de certains biens et services de base. Par exemple, des manifestations se sont produites en septembre 2019 en Afrique du Sud (exportatrice de charbon et de minerais), précisément pour ce genre de raisons. Le Chili, quant à lui, est un grand exportateur de cuivre et de lithium : les prix bas de ces matières premières ont conduit à des manifestations violentes en 2019, pour des raisons similaires.
Les mesures de confinement prises cette année, en 2020, ont encore plus fait baisser les prix des matières premières. Certains agriculteurs ont dû jeter leur récolte. Les compagnies pétrolières se mettent à licencier certains de leurs employés. Cela fait longtemps que les prix des matières premières suivent une tendance à la baisse ; la récente chute des prix aura été « la goutte qui fait déborder le vase » Si les prix restent aussi bas, le risque est grand que la production des matières premières dont nous dépendons, notamment de nourriture, des métaux, de l’électricité et du pétrole, se mette à se contracter. Les entreprises qui les produisent vont faire faillite et les gouvernements qui voient leurs recettes fiscales baisser seront dans l’incapacité de les soutenir.
La figure 3 montre le rythme de croissance annuelle de la consommation mondiale d’énergie de 1821 à nos jours, en moyenne décennale :
La croissance de l’économie est à la fois due à la croissance démographique et à la hausse du niveau de vie. La figure 4 ci-dessous reprend les mêmes informations que montrait la figure 3, en séparant (a) la part de la croissance démographique sous-jacente, et (b) la part de la croissance de l’approvisionnement énergétique disponible pour faire croître le niveau de vie. On constate que durant l’essentiel du temps, la croissance démographique a absorbé plus de la moitié de la croissance de la consommation d’énergie.
Cette figure 4 met en évidence trois périodes de baisse de niveau de vie. La première d’entre elles est survenue au cours de la décennie se terminant en 1860, juste avant la guerre civile américaine. Beaucoup reconnaîtront que c’était plutôt une période violente.
La deuxième s’est produite au cours de la décennie se terminant en 1930. C’est au cours de cette décennie qu’est survenue la Grande Dépression, entre les deux guerres mondiales. Ce fut indubitablement une autre période violente de notre histoire.
La troisième baisse s’est produite au cours de la décennie se terminant en l’an 2000. Ce ne fut pas une période particulièrement violente : c’est le reflet de l’effondrement du gouvernement central de l’Union soviétique, qui a obligé les républiques satellites de l’URSS à se débrouiller par elles-mêmes. Cet effondrement s’est accompagné d’une perte de demande énorme (en fait, une perte d’accessibilité financière des biens et services) dans les pays qui étaient membres de l’Union soviétique ou qui en dépendaient.
Si l’on regarde à nouveau la figure 3, on voit que même lors des « gros coups de tabac » économiques, la consommation d’énergie continuait d’augmenter. On trouve même une des décennies avec un taux moyen de croissance de la consommation d’énergie supérieur à 5% par an.
Si l’économie mondiale se retrouve dans une situation dans laquelle nous, consommateurs pris globalement, nous ne pouvons plus nous permettre de nous acheter les biens et services fabriqués à l’aide de matières premières, sauf à ce que les prix de ces matières premières soient très bas, alors il est vraisemblable que nous soyons sur le point de connaître une énorme baisse de la consommation d’énergie. Je ne sais pas exactement de combien sera la variation annuelle, mais la croissance de la consommation d’énergie et la croissance du PIB ont tendance à évoluer de la même manière. On pourrait s’imaginer passer d’une situation de croissance du PIB à une situation de contraction du PIB de 5% par an et voir la consommation d’énergie se contracter d’un pourcentage comparable.
Il est clair qu’une contraction de 5% par an serait, de loin, bien pis que ce que l’économie mondiale a pu connaître au cours de ces 200 dernières années. En fait, sur aucune des périodes de 10 ans que montre la figure 3, le monde n’a connu la moindre contraction de sa consommation d’énergie. Même si je me trompe et que la contraction de la consommation d’énergie n’est « que » de 2% par an, cela resterait bien pis que ce que le monde a connu durant n’importe laquelle des décennies de la figure 3. Durant la Grande Récession, la consommation mondiale d’énergie ne s’est contractée que durant un an (en 2009), et seulement de 1,4%.
L’histoire ne nous donne pas vraiment d’indications sur les conséquences qu’une réduction aussi spectaculaire de la consommation d’énergie aurait sur l’économie, à part qu’une contraction démographique en ferait probablement partie. Si la moitié au moins de la croissance de la consommation d’énergie sert à faire croître le nombre de personnes dans le monde (figure 4), alors il est probable qu’une contraction de la consommation d’énergie soit susceptible de réduire la taille de la population mondiale.
Comme je l’ai indiqué dans la section 1 ci-dessus, toutes les parties de l’économie dépendent de l’énergie pour fonctionner. S’il n’y en a pas assez, certaines de ces parties doivent laisser la place. La grande question est : « Lesquelles ? »
Dans un monde idéal :
Comme on l’a vu dans la section 2 ci-dessus, des manifestations commençaient déjà à se produire en 2019, avant que la Covid-19 ne frappe, du fait des prix bas des matières premières, et des conséquences indirectes de ces bas prix des matières premières. L’une des raisons pour lesquelles certains des gouvernements se sont montrés si impatients d’adopter des mesures de confinement, c’est le fait que quand les gens doivent rester chez eux intérieur à cause de la Covid-19, il est plus facile de résoudre le problème des manifestations.
Il ne faut donc pas s’étonner que les manifestations reprennent de plus belle une fois le confinement terminé. Entre temps, le nombre de personnes sans emploi, le nombre de gens inquiets de ne pas se faire rembourser tous leurs frais de santé, s’est accru. Du fait des exigences de distanciation sociale, il est plus difficile pour les entreprises de rester rentables, ce qui, indirectement, conduit à une baisse du nombre d’emplois disponibles.
Dans certains cas, les compagnies d’assurance vont payer les dommages causés par les manifestants. À terme, les coûts pourraient devenir trop importants pour les compagnies d’assurance. La plupart des polices d’assurance ont des clauses d’exclusion pour « actes de guerre ». Si les manifestations violentes s’intensifiaient, ce type de clause d’exclusion pourrait devenir applicable.
Les divers gouvernements sont déjà en situation de stress du fait des confinements parce que quand les citoyens ne travaillent pas, les recettes fiscales baissent. Si, en plus, les gouvernements ont dû payer les coûts liés à la Covid-19, cela a creusé encore plus leur trou budgétaire. Les gouvernements sont de moins en moins en mesure de payer leurs dépenses quotidiennes, comme embaucher des enseignants, des policiers, des pompiers. Tous ces problèmes ont tendance à les pousser un peu plus vers la faillite, et à davantage de licenciements.
Il existe un certain nombre d’études et de rapports qui suggèrent que le fait d’avoir suffisamment de vitamine D, obtenue en s’exposant au Soleil, renforce le système immunitaire et aide à réduire la mortalité due à la Covid-19. Un apport suffisant en vitamine C est également utile au système immunitaire des gens, et pas seulement des personnes de couleur.
Les personnes à peau foncée sont adaptées pour vivre près de l’équateur. Aux États-Unis ou en Europe, le Soleil est moins haut dans le ciel, et de ce fait, lorsqu’elles y vivent, leur corps produit moins de vitamine D qu’il ne le ferait près de l’équateur. En conséquence, des études montrent qu’une carence en vitamine D est plus fréquente chez les Noirs américains que chez les autres Américains.
Des données récentes montrent que le taux de mortalité COVID-19 pour les Noirs américains est 2,4 fois supérieur à celui des Blancs américains. Il ne fait pas de doute que les taux d’hospitalisation pour Covid-19 sont également plus élevés. Encourager les Noirs américains à prendre des suppléments de vitamine D semble être une solution au moins partielle au problème de la gravité accrue de la maladie chez les Noirs. Des suppléments de vitamine C, ou une plus grande consommation de fruits frais, pourraient être utiles à tout un chacun, pas seulement à ceux qui manquent de vitamine D.
S’il est possible de limiter les conséquences de la Covid-19 de manière très peu coûteuse, cela semble être bon pour l’économie en général. Les solutions à coût élevé ne font que détourner les ressources disponibles vers la lutte contre la Covid-19, ce qui aggrave le manque de ressources global auquel fait face le reste de l’économie.
Dans de nombreux pays à travers le monde, vivent un nombre énorme de travailleurs à bas salaire. Si l’on voulait que les prix des matières premières soient suffisamment élevés pour que leur production soient rentables pour leurs producteurs, on a vraiment besoin que dans tous les pays, les salaires soient beaucoup plus élevés. Par exemple, en Afrique et en Inde, les salaires devraient être très fortement augmentés, afin que les habitants de ces régions du monde puissent se permettre d’acheter des biens et services comme des voitures, des climatiseurs et des vacances. Il n’y a aucun moyen de faire une telle chose. En plus, opérer un tel changement rajouterait des problèmes de pollution et de changement climatique supplémentaires.
Il y a un problème fondamental de type « il n’y a pas assez pour tout faire marcher » auquel nous n’avons pas de réponse. Historiquement, quand il n’y avait pas assez pour tout, la tentative de solution consistait à faire la guerre avec ce qu’il y avait de disponible. D’une certaine manière, la violence que l’on observe dans de nombreuses villes à travers le monde est une nouvelle version de ce type de violence. Les divers gouvernements pourraient finir par être les victimes de ces soulèvements. Les structures socio-politiques de niveau moins élevé qui survivraient se retrouveraient alors face au problème consistant à tout recommencer, émettre de la monnaie de nouvelles devises, et essayer de nouer de nouvelles alliances. En fin de compte, la nouvelle économie sera alors très différente : elle ressemblera probablement bien peu à l’économie mondiale actuelle.