Par Gail Tverberg
18 juin 2021
J’ai écrit de nombreux articles sur le fait que nous vivons dans un monde fini. Il y a un moment où notre capacité à extraire des ressources devient limitée, alors que, dans le même temps, la population ne cesse de croître. Quand la population est devenue trop nombreuse pour les ressources disponibles, l’issue habituelle est le phénomène appelé « dépassement et effondrement ». Mais ce n’est pas un sujet que les dirigeants politiques, les banquiers centraux ou les oligarques qui participent au Forum économique mondial osent aborder.
À la place, les dirigeants mondiaux ont trouvé un autre problème, à mettre devant tous les autres, à savoir le changement climatique. Commodément, le problème du changement climatique semble partager certaines de ses solutions avec celui de « l’épuisement des combustibles fossiles ». On peut donc imaginer qu’une transition énergétique conçue pour tâcher de résoudre le problème du changement climatique fonctionnerait aussi bien pour tâcher de résoudre le problème de l’épuisement des combustibles fossiles. Malheureusement, ce n’est pas vraiment comme cela que cela fonctionne.
Dans ce billet, je vais exposer certains des problèmes qui se posent.
Parmi toutes les contraintes que je vois, en voici quelques-unes :
Si un type d’énergie constitue simplement un petit ajout au système existant, peut-être peut-on supporter de faire un petit écart par rapport à la liste ci-dessus. Mais si ce que l’on veut faire, c’est développer le nouveau type d’énergie, alors toutes ces exigences doivent être respectées.
Ce qui compte vraiment, c’est le coût global du système. Historiquement, l’utilisation du charbon a contribué à maintenir le coût global du système à un niveau bas. Si l’on veut développer des substituts, il faut tenir compte des besoins et du coût global du système.
La raison pour laquelle le coût global du système est important, c’est que les pays dont les systèmes énergétiques sont coûteux vont avoir du mal à être compétitifs sur le marché mondial, car les coûts énergétiques représentent une part importante du coût de production des biens et des services. Par exemple, le coût d’exploitation d’un bateau de croisière dépend, dans une large mesure, du coût du carburant qu’il utilise.
En théorie, il pourrait être possible de remplacer un type d’énergie par un autre pour alimenter nos machines (par exemple, avoir des voitures et des camions électriques à la place de voitures et de camions avec un moteur à combustion interne), mais il faut s’attendre à ce que de nombreuses années s’écoulent avant qu’un changement massif et global d’usage de l’énergie ne se produise. En outre, produire la nouvelle énergie dans les bonnes quantités pourrait exiger une hausse considérable des besoins cumulés en matériaux. Le système ne peut pas fonctionner si le coût total est trop élevé, ou si les matériaux ne sont pas vraiment disponibles dans les bonnes quantités, ou si le rythme de substitution est trop lent.
La nourriture est un produit énergétique. Pensons à ce qui se passe quand on mécanise l’agriculture, en général grâce à des machines qui utilisent et sont fabriquées avec du charbon et du pétrole. Le coût de production des aliments diminue alors considérablement. Au lieu de consacrer, par exemple, 50 % de son salaire à l’alimentation, une personne pourra n’y consacrer que 20 % de son salaire, puis 10 %, voire finalement, mettons, 2 % de son salaire.
À mesure que les dépenses alimentaires diminuent, d’autres dépenses deviennent de plus en plus souvent possibles, même lorsque les salaires restent relativement stables. En ayant moins besoin de dépenser pour son alimentation, une personne peut dépenser davantage pour des livres (qui sont fabriqués avec des produits énergétiques), ou pour un moyen de transport individuel (par exemple, avec un véhicule), ou pour des divertissements (qui sont également rendus possibles par des produits énergétiques). De manière surprenante, pour qu’une économie se développe, il faut que les produits essentiels représentent une part de plus en plus faible du budget de chacun, de sorte que les gens puissent disposer d’un « reste à vivre » suffisant pour des produits moins indispensables.
C’est le fait d’utiliser des outils, fabriqués et utilisés avec des produits énergétiques peu coûteux et du bon type, qui permet de démultiplier le travail humain et permettre aux travailleurs de produire davantage de nourriture dans un même laps de temps. Et cette même approche rend de nombreux autres biens et services disponibles.
En règle générale, moins un produit énergétique est cher, plus il est utile à une économie. Un pays qui fonctionne avec un bouquet peu coûteux de produits énergétiques aura tendance à être plus compétitif sur le marché mondial qu’un pays dont le bouquet de produits énergétiques a un coût élevé. Le pétrole a tendance à être cher ; le charbon a tendance à être peu cher. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles, ces dernières années, les pays utilisant beaucoup de charbon dans leur bouquet énergétique (comme la Chine et l’Inde) ont pu connaître une croissance économique beaucoup plus rapide que les pays dont le bouquet énergétique repose essentiellement sur le pétrole.
Dans les années 1950 et 1960, la consommation mondiale de charbon et de pétrole a connu une croissance rapide. On y a aussi ajouté du gaz naturel, de l’hydroélectricité et (un peu) de nucléaire. Les coûts de production restaient faibles. Par exemple, le prix du pétrole, converti en dollars d’aujourd’hui, était inférieur à 20 dollars US le baril.
Une fois passées les idylliques années 1950 et 1960, il a fallu cacher les problèmes liés à la hausse du coût de production. Pour cela, on a utilisé plusieurs approches :
Après plus de 50 ans, il semble que toutes ces techniques atteignent leurs limites :
Par conséquent, la production de produits énergétiques a tendance à baisser parce qu’elle devient non rentable.
À mesure que l’on s’éloigne de la situation idéale (prix du pétrole en-dessous de 20 dollars le baril et quantité de pétrole croissante année après année), un nombre croissant de problèmes surgissent :
En 2012, Jørgen Randers a travaillé sur une prévision pour les 40 prochaines années à destination le Club de Rome. Il en a publié les résultats dans un livre, 2052, et les données associées sur Internet. Quand on regarde ses données, on constate que Jørgen Randers anticipe une hausse de 28 % de la consommation mondiale de charbon entre 2010 et 2020. En réalité, au cours de cette période, c’est de de 0 % que la consommation mondiale de charbon a augmenté. (Ce chiffre repose sur les estimations de la consommation de charbon publiées par BP pour 2010 et 2019 dans son BP Statistical Review of World Energy 2020, et sur la variation de consommation entre 2019 et 2020 estimée par l’Agence internationale de l’énergie dans son Global Energy Review 2021).
Quand on part d’estimations élevées des ressources en charbon dans le sol, il est très facile de supposer que cela conduira à extraire et à brûler des quantités élevées de charbon. Ce que le monde a réellement fait entre 2010 et 2020 montre qu’en pratique, les choses ne se passent pas nécessairement ainsi. Pour que la consommation de charbon augmente, il faut que le prix du charbon livré reste suffisamment bas pour que les clients aient les moyens de se le payer, pour ensuite l’utiliser pour fabriquer les produits finis qu’il rend possible. Une grande partie du charbon supposé disponible se trouve loin des centres urbains. Une partie se trouve même sous la mer du Nord. Les coûts d’extraction et de livraison d’un tel charbon deviennent beaucoup trop élevés, mais ces coûts trop élevés ne sont pas pris en compte dans les estimations de ressources.
Les prévisions de la disponibilité future du gaz naturel souffrent de la même tendance à la surestimation. En 2012, Jørgen Randers a estimé que la consommation mondiale de gaz augmenterait de 40 % entre 2010 et 2020, alors que la hausse réelle a été de 22 %. D’autres auteurs font des surestimations similaires de la consommation future de carburant, en supposant que « bien sûr », les prix resteraient suffisamment élevés pour que l’extraction reste possible. L’essentiel de la consommation d’énergie est profondément enfoui dans les biens et services que nous achetons, comme par exemple le coût d’un véhicule, ou celui du chauffage d’un logement. Si nous n’avons pas les moyens d’acheter un véhicule, nous ne l’achetons pas ; si le coût du chauffage d’un logement est trop élevé, les familles économes baisseront le thermostat.
Même avec leur récente hausse, les prix du pétrole restent inférieurs à 75 dollars le baril. J’ai estimé que pour que la production pétrolière soit rentable (en incluant les fonds nécessaires pour supporter les coûteux réinvestissements et les impôts de production dont les États pétroliers ont besoin pour équilibrer leur budget), les prix du pétrole devaient être supérieurs à 120 dollars le baril. C’est le manque de rentabilité qui est à l’origine de la récente chute de la production pétrolière. Et l’on peut s’attendre à ce que ces problèmes de rentabilité conduisent à l’avenir à de plus amples baisses de la production.
Étant donné ce problème de prix trop bas, il est presque certain que les estimations de réserves de combustibles fossiles qui sont utilisées dans les scénarios de modèles climatiques sont surévaluées. On peut s’attendre à ce que ce biais conduise à des estimations surévaluées du changement climatique à venir.
La croyance erronée selon laquelle les prix de l’énergie vont toujours augmenter pour couvrir les coûts accrus de production conduit également à croire que des alternatives relativement coûteuses aux combustibles fossiles seraient possibles et supportables pour la société.
Nous avons vu dans le point 3 ci-dessus que les contournements au manque d’approvisionnement énergétique croissant, comme une dette accrue ou des taux d’intérêt plus bas, atteignaient leurs limites. En outre, cela fait plusieurs années que les prix sont insupportablement bas pour les producteurs de pétrole. Il n’est donc pas surprenant que la production de pétrole ait commencé à baisser :
Ce dont nous avons réellement besoin, c’est d’une quantité suffisante d’énergie du bon type pour une population mondiale qui croît. Il est donc important de regarder la consommation d’énergie par habitant. La figure 2 montre la production d’énergie par habitant pour trois groupes d’énergie :
La figure 2 montre que la plus forte baisse concerne les énergies du groupe 1 : charbon et pétrole. À bien des égards, le charbon et le pétrole sont des énergies utilisées par les fondations de l’économie, car ils sont relativement faciles à transporter et à stocker. Le pétrole a une grande importance car il est utilisé pour faire fonctionner les machines agricoles, les engins de réparation des routes et tous types de véhicules, y compris les navires et les avions. Le charbon a une grande importance en partie à cause de son faible coût, ce qui permet d’alimenter la croissance des salaires et payer pour pouvoir s’acheter toujours plus de biens et de services finis. Le charbon a de nombreux usages, notamment la production d’électricité et la fabrication d’acier et de béton. On a aussi besoin de charbon et de pétrole pour réparer les lignes électriques.
La figure 2 montre que la consommation par habitant d’énergie du groupe 2 a connu une croissance rapide entre 1965 et 1990, mais que cette croissance a ralenti ces dernières années.
La figure 2 montre aussi que les sources « d’énergie verte » du groupe 3 ont connu une croissance rapide en partant de très bas, mais leur production reste encore minuscule par rapport à la production globale qui serait nécessaire pour pouvoir remplacer l’énergie des groupes 1 et 2. Il est clair qu’elles ne peuvent pas, à elles seules, alimenter l’économie actuelle.
Il est très difficile d’imaginer que l’une ou l’autre des sources d’énergie des groupes 2 et 3 puisse se développer sans l’aide substantielle du charbon et du pétrole. Toutes les sources d’énergie actuelles de groupes 2 et 3 dépendent du charbon et du pétrole en de nombreux points de leur chaîne de production, de distribution, d’exploitation et de recyclage éventuel. Si, un jour, nous arrivions à développer des sources d’énergie d'un groupe 4 (comme la fusion nucléaire ou le solaire spatial), je m’attends à ce qu’elles aient également besoin de pétrole et/ou de charbon pour être produites, transportées et distribuées, sauf à imaginer une transition incroyablement longue et un changement phénoménal de l’infrastructure énergétique.
Pendant des années, nous avons caché les problèmes énergétiques du monde derrière une dette croissante et des taux d’intérêt en baisse. Avec des niveaux d’endettement très élevés et des taux d’intérêt très bas, il est de moins en moins possible de stimuler l’économie en utilisant ces approches. Nous avons réellement besoin de produits énergétiques très bon marché. Ces produits énergétiques doivent fournir une gamme complète de services requis par l’économie, et pas seulement de l’électricité intermittente.
Dans les années 1950 et 1960, le rapport entre l’énergie obtenue et l’énergie investie (appelé « Taux de Retour Énergétique ») était probablement de l’ordre de 50 pour 1 pour de nombreux produits énergétiques. Les produits énergétiques étaient très rentables ; ils pouvaient être fortement taxés. S’ils veulent vraiment jouer un rôle important dans l’économie, les produits énergétiques alternatifs que nous développons aujourd’hui doivent présenter des caractéristiques similaires.
Nous ne pouvons clairement pas produire notre nourriture avec de l’électricité intermittente. L’agriculture n’est pas une activité facilement électrifiable. Si nous n’avons pas d’alternative, il nous faudra vraiment continuer à utiliser le charbon et le pétrole que notre agriculture utilise actuellement, même si cela exige de les subventionner.
Certains des barrages hydroélectriques actuellement en service ont plus de 100 ans. Cela approche de la durée de vie du béton dont ils sont faits. Des coûts considérables d'entretien et de réparations (qui, indirectement, utilisent du charbon et du pétrole) seront probablement nécessaires si l’on veut continuer à les utiliser.
L’eau disponible pour fournir de l’énergie hydroélectrique a tendance à varier fortement dans le temps. La figure 3 montre la production mensuelle d’hydroélectricité de la Californie.
Ainsi, de manière concrète, il est nécessaire d'équilibrer l’énergie hydroélectrique avec celles des combustibles fossiles, pour pouvoir fournir l’énergie dont ont besoin les usines pour fonctionner ou les logements pour être chauffés en hiver. Le stockage par batterie ne sera jamais suffisant. Les périodes de faible production sont trop nombreuses et durent trop longtemps.
Si l'on utilisait l’énergie hydroélectrique dans des régions tropicales alternant saison sèche et saison humide, le résultat serait encore plus extrême. Un pays pauvre doté d’une nouvelle centrale hydroélectrique peut trouver que la production de la centrale est difficile à utiliser. L’électricité ne peut être utilisée que pour des activités dont on peut se passer, comme le minage de bitcoins ou le chargement de petites batteries pour les lampes et les téléphones.
Tout nouveau barrage hydroélectrique risque de priver quelqu’un d’autre de l’eau dont il dépendait pour l’irrigation ou pour sa propre production d’électricité. Le conflit d'usage pourrait même conduire à une guerre.
La figure 4 montre qu'avec les politiques actuelles, la déforestation s’aggrave rapidement dans les pays à faible revenu. On observe également une tendance moins prononcée à la déforestation dans les pays à revenu intermédiaire. Ce n’est que dans les pays à revenu élevé que les surfaces forestières s'accroissent. Quand on fait le total (que ne montre pas la figure 4), on constate que la superficie forestière de l’ensemble du monde diminue année après année.
En outre, même quand on les replante, les nouvelles forêts n’ont pas les mêmes caractéristiques que celles des écosystèmes naturels. Elles ne peuvent pas héberger une aussi grande variété d’espèces. Elles sont susceptibles d’être moins résistantes à des problèmes comme les attaques d’insectes ou les incendies de forêt. Elles ne sont pas de véritables substituts des écosystèmes forestiers créés par la nature.
Si l’on veut utiliser l’énergie éolienne et solaire, ce qu'on paie à leurs producteurs pour l’électricité qu’ils fournissent doit être revu à la baisse et refléter la valeur réelle qu’ils ajoutent au système global. En général, cela correspond aux économies d’achat de combustibles fossiles que les fournisseurs d’électricité doivent réaliser. Ce montant va être assez faible, sans doute de l'ordre de 2 centimes d'euro par kilowattheure. En théorie, il faudrait même réduire encore ce montant, pourtant déjà très faible, pour refléter les surcoûts de transport et de distribution d’électricité engendrés par ces sources intermittentes.
Il faut noter que la Chine fait un pas important vers une baisse des subventions de l’éolien et du solaire. Elle a déjà considérablement réduit ses subventions à l’énergie éolienne ; de nouvelles réductions des subventions à l’énergie solaire entreront en vigueur le 1er août 2021.
L'un des sujets de préoccupation majeure est la distorsion que génèrent les approches actuelles de tarification de l’énergie éolienne et solaire sur l’ensemble du système électrique. Ces approches conduisent souvent à avoir des prix de gros très bas, voire négatifs, pour les autres fournisseurs. Les fournisseurs d’énergie nucléaire sont particulièrement lésés par ces pratiques. Le nucléaire est, bien sûr, un fournisseur d’électricité à très faibles émissions de CO2.
Il me semble que partout dans le monde, une institution devrait analyser ce que devrait être le financement global du système électrique. Les factures des particuliers et des entreprises doivent refléter ce que sont réellement ces coûts attendus. Une telle approche pourrait éviter les tarifs artificiellement bas que génère souvent le système de prix actuel. Si l’on parvient à un financement adéquat, on pourra peut-être éviter certains des délestages qui entraînent des coupures d’électricité à grande échelle, comme celles qui ont eu lieu récemment en Californie et au Texas.
Malheureusement, j’ai du mal à voir comment l’électricité intermittente pourrait sauver l’économie mondiale, ou même résoudre nos problèmes. Nous avons cherché pendant très longtemps, mais nous n’avons pas encore trouvé de solutions qui valent vraiment la peine d’être développées. Peut-être une nouvelle « approche de groupe 4 » pourrait-elle être utile, mais il semble que ce type de solutions doivent arriver trop tard.