Par Gail Tverberg
28 novembre 2017
La manière dont les dirigeants du monde gèrent l’économie mondiale ressemble un peu à un jeu vidéo géant. Le but du jeu est de continuer à faire croître l’économie mondiale sans que cela ait trop de conséquences négatives pour certains de ses membres. On peut représenter ce besoin de croissance de l’économie mondiale comme étant semblable au fait de faire voler un avion à réaction à des altitudes toujours plus élevées.
Figure 1. Vision de l’auteur de notre situation actuelle. Les dirigeants du monde regardent leurs écrans vidéo et ajustent leurs boutons de commande pour essayer de faire voler l’économie mondiale toujours plus haut.
Les dirigeants du monde cherchent sur leurs écrans de jeux vidéo des indications de l’état actuel de l’économie mondiale. Ils cherchent aussi à voir s’il y a des zones de l’économie qui se portent mal.
Les fonctions qu’offrent les boutons de commande à disposition des dirigeants du monde sont quelque peu limitées. Les ajustements typiques qu’ils autorisent sont les suivants :
Une telle approche pose de nombreux problèmes. D’une part, l’écran du jeu vidéo donne une image très partielle de ce qui se passe. D’autre part, les aspects de l’économie qui peuvent être contrôlés sont plutôt limités. De plus, la situation est très complexe – il semble qu’il y ait plusieurs « camps » de l’économie qui aient besoin de « gagner » en même temps pour que l’économie puisse continuer de croître : (a) les pays importateurs de pétrole et les pays exportateurs de pétrole, (b) les entreprises et leurs potentiels clients, (c) les États et leurs potentiels contribuables, et (d) les détenteurs d’actifs et les potentiels acheteurs de ces actifs, comme par exemple les familles qui ont besoin d’un nouveau logement.
Il y a un problème encore plus important, qui est un problème de physique caché à ceux qui utilisent le système de commande. Dans le monde réel, les avions à réaction ne peuvent pas dépasser une certaine altitude (qui varie en fonction de l’avion), parce que l’atmosphère devient trop ténue. Le monde économique pose le même genre de problème. L’atmosphère qui permet à une économie de croître est fournie par le fait de combiner (a) une offre croissante d’énergie peu chère à produire, et (b) une technologie qui progresse sans cesse pour pouvoir utiliser cet approvisionnement énergétique croissant. Cette atmosphère économique peut devenir trop ténue pour plusieurs raisons, en particulier le coût accru de la production d’énergie, la croissance démographique et des disparités de revenus croissantes.
Nous savons que dans le monde réel, un avion à réaction ne peut pas prendre de l’altitude sans fin. Si son pilote s’y essaie, il va finir par rencontrer ce que dans le monde des pilotes, on appelle son « coffin corner », le « bout de son cercueil ».
Figure 2. Diagramme du « coffin corner » par Aleks Udris, de Boldmethod.
Sur le diagramme, « Vs » désigne la vitesse, et « Mmo » le nombre critique de Mach.
« Stall » signifie « décrochage », et « Overspeed », vitesse trop élevée.
Selon Aleks Udris, « Cette région est mortelle. Volez trop lentement, et vous allez faire décrocher l’avion à haute altitude. Volez trop vite, et vous dépasserez votre nombre critique de Mach. L’air au-dessus de vos ailes deviendra supersonique, vous plongerez, l’avion prendra de la vitesse et vos ailes vont être arrachées. Pas vraiment mieux. »
Que font les dirigeants du monde de la figure 1 lorsque l’économie mondiale atteint ses limites ? L’une de leurs tentations, c’est de relâcher la pédale d’accélérateur des faibles taux d’intérêt et de l’accroissement de la dette, car ces deux leviers semblent ne plus guère présenter d’avantages. Ces dirigeants craignent alors qu’ajouter encore plus de dette à de faibles taux d’intérêt crée des « bulles d’actifs » qui risqueraient d’être facilement perturbées au moindre cahot économique. Si une grosse bulle éclate, le risque est grand que l’économie décroche pour se retrouver à un niveau beaucoup plus bas. Exactement comme le fait de faire décrocher l’avion à haute altitude.
Les dirigeants du monde peuvent aussi utiliser d’autres approches, qui créent des situations finissant par « arracher les ailes » de l’économie. Parmi ces approches, il y a celles qui consistent à favoriser un groupe par rapport à un autre. Par exemple, un État peut accorder de gros allégements fiscaux aux entreprises, et augmenter les impôts des personnes physiques. Mais les entreprises finiront par subir les conséquences néfastes d’une telle approche, car pour leurs ventes, elles dépendent des gens. L’issue revient à arracher les ailes de l’avion.
Il existe une autre approche qui risque fort d’arracher les ailes de l’économie. Elle met en jeu des décisions de dirigeants du monde autres que ceux de la figure 1. En l’occurrence, il s’agit des dirigeants des pays de l’OPEP et de la Russie. Ces dirigeants-là disposent d’écrans et de commandes de jeux différentes, et peuvent agir sur l’économie mondiale en réduisant l’offre de pétrole qu’ils fournissent. Par une telle approche, ils espèrent faire grimper le prix du pétrole et ainsi obtenir une plus grande part des biens et services du monde grâce à des recettes fiscales accrues.
La hausse du prix du pétrole profiterait aux pays exportateurs de pétrole, mais pour les pays importateurs de pétrole, cela rendrait les biens et services plus coûteux. Et une telle approche finirait par freiner fortement l’économie des pays importateurs de pétrole, au point de les faire entrer dans une récession qui serait probablement plus sévère que celle de 2008–2009 – c’est une autre manière d’arracher les ailes de l’économie.
Voyons un peu plus en détail ce qui se passe, et ce qui ne va pas.
Il faut de l’énergie de nombreux types pour faire croître l’économie, parce qu’il faut de l’énergie dès que l’on veut déplacer quelque chose, chauffer quelque chose, ou utiliser de l’électricité pour faire fonctionner la moindre machine. Nous utilisons des produits énergétiques pour démultiplier notre travail humain. Par exemple, pour livrer un colis, on utilise un camion plutôt que de marcher et de transporter l’article à bout de bras. Si l’eau douce se fait rare, on utilise de l’énergie pour faire fonctionner une usine de dessalement d’eau, et ainsi produire l’eau douce dont on a besoin.
Ce sont généralement les travailleurs qui produisent des biens et des services. Si l’approvisionnement en énergie est peu coûteux et aisément disponible, États et entreprises peuvent facilement créer des « outils » qui rendent ces travailleurs plus productifs, comme des routes, des véhicules, des machines de toutes sortes, ou même des ordinateurs. Plus le nombre de ces outils augmente et leurs fonctionnalités s’accroissent, plus leur disponibilité augmente la démultiplication du travail réalisé par les travailleurs. C’est ce qui permet la croissance économique.
Si l’on regarde les données passées de croissance économique, on voit que le rythme de croissance de la consommation d’énergie semble jouer un rôle primordial.
Figure 3. Croissance du PIB mondial et de la consommation mondiale d’énergie pour certaines périodes de temps depuis 1820. Les tendances du PIB réel mondial pour 1975 à nos jours reposent sur des données de PIB réel des années 1975 et suivantes, fournies par l’USDA et exprimées en dollars de 2010. (La valeur de 2015 est une estimation de l’auteur.) Les estimations du PIB avant 1975 reposent sur les mises à jour du projet Maddison publiées en 2013. Les chiffres de croissance de la consommation de produits énergétiques reposent à la fois sur des données de l’Annexe A de Energy Transitions: History, Requirements and Prospects de Vaclav Smil et du BP Statistical Review of World Energy 2015 pour les années 1965 et suivantes.
C’est entre 1950 et 1965 et entre 1965 et 1975 que le monde a connu ses taux de croissance économique les plus élevés. Ces deux périodes furent des périodes de très forte croissance de la consommation d’énergie. Comme on le verra plus loin, il s’agit de deux périodes où le prix du pétrole est resté en-dessous de 20 dollars le baril pendant presque en permanence.
Si l’on regarde les taux de croissance économique sur des périodes plus courtes, on voit aussi une forte corrélation entre croissance économique mondiale et croissance de la consommation mondiale d’énergie :
Figure 4. Croissance mondiale de la consommation d’énergie par rapport à la croissance du PIB mondial. Les données de consommation d’énergie provient du BP Statistical Review of World Energy 2017. Le PIB mondial est exprimé en dollars US de 2010, tel que compilé par la Banque mondiale.
On peut voir de véritables progrès de l’efficacité au cours des décennies 1975–1985 et 1985–1995 que montre la figure 3. Durant ces périodes, le monde essayait vraiment de « se débarrasser du pétrole », après la flambée des prix que le monde avait connue dans les années 1970. À travers le monde, les différents gouvernements encourageaient la construction de voitures neuves plus petites ; la production d’électricité passait du pétrole au nucléaire ; le chauffage domestique passait du pétrole au gaz naturel ou à l’électricité. Les nouveaux fours industriels que l’on installait étaient beaucoup plus efficaces que les précédents. Ainsi, au cours de cette période, les progrès d’efficacité/technologiques ont nettement plus contribué à la croissance économique que durant les décennies précédentes.
Par contre, la situation depuis 2013 est celle où une grande part des « solutions faciles » a déjà été mise en place. Il est encore possible de trouver des gains technologiques, mais il semble probable qu’au moins une partie du problème soit un « problème de comptage de la croissance économique ». Le PIB semble croître, mais il s’agit vraiment d’une croissance économique dérisoire. Les gouvernements investissent dans des projets fondamentalement sans valeur, et leurs investissements sont comptabilisés comme du PIB. Par exemple, ils investissent dans des routes inutiles, dans des logements que les habitants n’ont pas les moyens d’acheter ou de louer, dans des formations supérieures dont les étudiants, une fois diplômés, ne peuvent pas obtenir des salaires suffisamment élevés pour payer le coût élevé de leur formation, et dans des traitements médicaux très chers que 99% de la population ne peut pas se permettre de payer. Toutes ces choses contribuent-elles vraiment au PIB ?
On trouve aussi des entreprises qui semblent se développer, mais qui s’endettent de plus en plus tout en vendant leurs actifs. Un tel modèle économique n’est pas durable ! On se retrouve face à des entreprises du secteur de l’énergie qui prétendent aller « plus ou moins » bien, mais dont la marge est si faible qu’elles doivent faire des coupes dans leurs nouveaux investissements, et emprunter les fonds leur servant à payer des dividendes à leurs actionnaires. Quelque chose ne tourne vraiment pas rond dans cette croissance !
Jusqu’en 1973, les prix du pétrole étaient généralement inférieurs à 20 dollars le baril, hors inflation. Depuis, ils ont tendance à se situer au-dessus de ce seuil.
Figure 5. Prix historiques du pétrole (prix du pétrole de Brent, en dollars constants de 2016), d’après le BP Statistical Review of World Energy 2017. 20 dollars le baril est le niveau maximum de prix où le pétrole est réellement abordable, et 300 dollars le baril est le prix maximum par baril que l’Agence internationale de l’énergie semble croire possible pour l’économie mondiale.
À l’époque où le prix du pétrole (et le prix des autres énergies) était très bas, les entreprises pouvaient, pour un coût limité, accroître leurs outils pour rendre les travailleurs plus efficaces. De ce fait, avant 1968, les salaires aux États-Unis ont pu augmenter beaucoup plus rapidement que l’inflation (figure 6).
Figure 6. Graphe de l’économiste Emmanuel Saez, comparant les 100% des revenus les plus élevés, aux 90% des revenus les plus faibles. Obtenu à partir d’une analyse des données de l’IRS, publiée dans Forbes.
Une fois que les prix du pétrole ont commencé à grimper, le prix des outils (au sens large) s’est aussi mis à augmenter. États comme entreprises ont alors dû s’endetter plus pour les acheter. Ajouter des biens d’équipement de toutes sortes est devenu de plus en plus difficile. Les États ont essayé de faire croître le PIB par de la dette supplémentaire, mais pour une large part, ils se sont retrouvés avec des niveaux de dette en pourcentage du PIB plus élevés, plutôt qu’avec les taux de croissance plus élevés qu’ils recherchaient (figure 7).
Figure 7. Taux de croissance annuels moyens de l’endettement et du PIB, ajustés en fonction de l’inflation, pour certaines périodes. Voir poste sur la dette pour l’explication de la méthodologie.
Figure 7. Taux de croissance annuelle, en moyenne mondiale, de la dette et du PIB, ajustés de l’inflation, pour un certain nombre de périodes. Voir aussi mon article sur la dette pour trouver une explication de la méthodologie utilisée.
Les changements opérés sur l’économie pour prolonger la croissance (à savoir, plus de dette et plus de technologie) ont eu tendance à pousser l’économie vers plus de disparités salariales, en partie parce qu’une technologie plus développée exige une formation plus poussée pour une partie des travailleurs, mais pas pour tous. Cela a permis aux salaires des travailleurs ayant une formation plus poussée d’augmenter.
De plus, l’exigence de remboursement de la dette avec intérêts a eu tendance à canaliser la richesse vers le secteur financier, et vers ceux au sein de l’économie qui avaient les moyens de détenir des actifs financiers. La part de la production de l’économie à destination des travailleurs peu qualifiés s’en est trouvée réduite d’autant.
Les économistes n’ont jamais vraiment compris ce qui se passait. Ils n’avaient jamais réfléchi au rôle primordial que joue l’énergie dans l’économie. De l’énergie bon marché est indispensable pour créer des emplois. Ce sont les emplois, et les salaires associés à ces emplois, qui ont tendance à souffrir quand les prix du pétrole sont trop élevés (figure 8). Ainsi, l’effet d’un pétrole cher sur l’économie est double :
Figure 8. Salaires moyens en dollars de 2012 par rapport au prix du pétrole de Brent, également en dollars de 2012. Les salaires moyens sont les salaires totaux basés sur les données du BEA ajustées du CPI-Urban, divisées par la population totale. Ces salaires moyens reflètent donc à la fois les variations de pourcentage de la population active et les niveaux de salaire.
La logique voudrait que l’économie ne puisse pas vraiment fonctionner avec du pétrole cher. Des salaires plus bas et des prix plus élevés ne peuvent pas coexister de manière pacifique ! Nous devrions nous attendre à ce que des prix élevés du pétrole soient très instables. Même si les prix peuvent atteindre un niveau élevé en réponse à une pénurie ou un stimulus particulier, il ne faut pas s’attendre à ce que ces prix restent élevés de manière prolongée, en tout cas en l’absence d’une stimulation supplémentaire. Des prix élevés instables ont peu de chances de déclencher une hausse de la production de pétrole. Il ne faut pas compter là-dessus.
Les économistes n’ont jamais compris la situation. Ils ont fait de grandes déclarations, affirmant qu’ils s’attendaient à ce que, à un moment ou à un autre dans le futur, le pétrole devienne rare et que, du fait de cette pénurie, les prix du pétrole augmentent. De leur point de vue, une fois le pétrole devenu cher, les coûteux substituts au pétrole allaient soudain devenir la meilleure alternative disponible. D’une manière ou d’une autre, l’économie deviendrait capable de fonctionner en utilisant ces coûteux substituts. (Un tel point de vue pourrait avoir du sens si les produits énergétiques n’étaient pas indispensables à la productivité du travail. Mais dans le monde réel, tel n’est pas le cas.)
Des organisations comme l’Agence internationale de l’énergie (AIE) n’ont jamais imaginé que les prix élevés du pétrole pourraient être un problème pour l’économie. L’AIE a publié des présentations dans lesquelles elle suggérait que les prix du pétrole pourraient, en théorie, atteindre les 300 dollars le baril. Bien sûr, à un prix aussi élevé, la quantité de pétrole à extraire devrait être presque illimitée (figure 9).
Figure 9. Figure 1.4 publiée par l’AIE dans son World Energy Outlook 2015, montrant la quantité de pétrole qui pourrait être produite pour différents niveaux de prix.
Il semble que nous soyons en train de jouer à un jeu vidéo où les joueurs ne comprennent pas qui sont les véritables ennemis.
Les rendements décroissants de la production de pétrole et des autres énergies proviennent du fait que le coût de l’extraction de l’énergie ne cesse d’augmenter à mesure que l’on extrait des ressources supplémentaires. Il existe beaucoup de ressources que nous pouvons « voir », mais que nous ne pouvons extraire de manière rentable, sauf à ce que les prix atteignent des niveaux très élevés.
Figure 10. Ma version du triangle des ressources pour le pétrole. Notez que les schistes bitumineux et le pétrole de schiste ne sont pas la même chose. Les schistes bitumineux sont un kérogène qui doit être traité à très haute température pour obtenir du pétrole. C’est quelque chose qu’on fait rarement parce que ce type de traitement coûte extrêmement cher. Le pétrole de réservoir compact, appelé à tort « pétrole de schiste », n’est pas dans ce tableau. On le trouverait probablement au-dessus des fiouls lourds et des sables bitumineux, et il disparaîtrait si les prix du pétrole redescendaient pour de bon à 20 dollars le baril, voire en-dessous.
Une prolongation de la croissance démographique est un problème, parce que ce qui compte vraiment, c’est « la quantité d’énergie par habitant ». Chaque individu a besoin de nourriture, de transport et d’un toit. Pour tout cela, il faut de l’énergie. Jadis, à l’époque où la plupart des travailleurs étaient agriculteurs, il fallait créer des fermes sans cesse plus petites à mesure que la population augmentait. Cela conduisait clairement à une baisse de la production alimentaire par agriculteur, sauf si, au même moment, se produisait une percée technologique quelconque. Aujourd’hui, nous faisons face à un problème similaire.
Une hausse des disparités salariales a tendance à être associée à un usage croissant de la technologie. À l’époque où l’essentiel du travail était manuel, les travailleurs « payaient le salaire des autres », au sens propre. Tous les salaires pouvaient être plus ou moins égaux. Lorsqu’il y a plus de technologie, certains travailleurs disposent d’une formation spécialisée, et d’autres pas. Certains travailleurs sont des superviseurs, et d’autres, des ouvriers. Sauf à ce que la production globale de l’économie n’augmente très rapidement, les travailleurs peu qualifiés se retrouvent de moins en moins en mesure de se permettre d’acheter ce que produit l’économie. C’est cette « demande » en baisse (en réalité, ces biens moins abordables) qui a tendance à ralentir l’économie.
Il est clair que la baisse des taux d’intérêt rend les biens d’investissement de toutes sortes plus abordables, aussi bien pour les entreprises que pour les individus. Si l’on regarde la période qui va de 1981 jusqu’à aujourd’hui, on voit une longue période de baisse des taux d’intérêt, qui a eu pour effet de stimuler l’économie.
Lorsque les prix du pétrole ont dépassé 20 dollars le baril, l’économie ne s’est pas effondrée immédiatement. Dans les périodes « normales », baisser les taux d’intérêt s’est avéré une stimulation suffisante pour maintenir l’économie en croissance (figure 4).
Figure 11. Bons du trésor à dix ans jusqu’au 17 novembre 2017. Graphique produit par la Federal Reserve Bank de St. Louis (FRED).
Quand les prix du pétrole ont connu une très forte baisse (comme par exemple en 2008, en lien avec la baisse des niveaux d’endettement), alors les programmes d’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing) ont été utiles (figure 12). Les États-Unis ont commencé leur programme d’assouplissement quantitatif à la fin de l’année 2008, quand les prix du pétrole étaient proches de leur point bas. Ce programme a connu trois phases. Les États-Unis ont mis fin à la troisième phase à la fin de 2014, précisément quand les prix du pétrole se sont remis à déraper.
Figure 12. Prix mensuel du pétrole de Brent avec les dates de début et de fin d’assouplissement quantitatif aux États-Unis.
Un pétrole qui coûte plus de 20 dollars le baril n’est jamais très abordable pour l’économie. Celle-ci a vraiment besoin d’une stimulation constante pour pouvoir supporter et conserver des prix du pétrole élevés. Une fois que la croissance de la dette atteint un niveau trop bas, l’équilibre entre offre et demande de pétrole se place à un niveau qui correspond à la quantité de biens et de services fabriqués avec du pétrole que les travailleurs peu qualifiés peuvent se permettre d’acheter. Les prix chutent en dessous du coût de production. Il semble que soit ce qui se passe depuis 2014.
Figure 13. Prix (non ajustés de l’inflation) par tonne d’équivalent pétrole, d’après les prix comparés du pétrole, du gaz naturel et du charbon que donne le BP Statistical Review of World Energy.
Nombre de personnes s’imaginent que si les prix du pétrole sont trop bas, c’est parce que les États-Unis ou l’Arabie Saoudite sont en situation de surproduction. Mais si on s’arrête un instant sur la situation, et qu’on réalise que le même problème existe pour les deux autres grands types de combustibles fossiles, le charbon et le gaz naturel, alors on commence à comprendre que le problème est peut-être celui du caractère abordable ou non des prix, sous-jacent aux prix bas des trois grands types de combustibles fossiles. Si ce problème de niveau abordable des prix se pose, c’est bien sûr parce que l’approvisionnement en énergie ne croît pas assez vite, et ce parce que (au-dessus de 20 dollars le baril) cet approvisionnement est trop coûteux pour être vraiment abordable. Avec un coût d’extraction de l’énergie aussi élevé qu’aujourd’hui, « l’atmosphère est trop ténue ».
Dans les milieux convaincus de la réalité du « pic pétrolier », il est courant de partager les mêmes croyances que les économistes : les prix du pétrole et des autres énergies peuvent augmenter sans limite, à cause de la « demande » croissante. Les économistes n’ont jamais cessé de penser que pour n’importe quel prix, il existe un problème de prix inabordable pour un certain nombre de clients. Si les prix baissent à un niveau trop bas, il existe un problème de rentabilité pour ceux qui exploitent des installations d’extraction.
Si l’on regarde le cas du charbon, on voit une situation où le maximum de production semble avoir été atteint à cause de prix bas. La Chine a fermé ses mines parce que la chute des prix a rendu non rentables les mines qui jusqu’alors l’étaient (figure 14). Le charbon est le combustible le moins coûteux : si même lui ne peut pas être exploité de manière rentable, alors l’économie mondiale a un vrai problème.
Figure 14. Production d’énergie de la Chine, d’après les données du BP Statistical Review of World Energy 2017.
En fait, il semble que nous ayons atteint le pic mondial de production de charbon en raison de la faiblesse des prix (figure 15). On a du mal à trouver la moindre zone de production majeure qui pourrait encore, à l’avenir, augmenter de production de manière significative sans que les prix soient beaucoup plus élevés.
Figure 15. Production mondiale de charbon, d’après les données du BP Statistical Review of World Energy. (Pour 1965-1980, les chiffres de production remplace les chiffres de consommation, car seule les chiffres de consommation sont disponibles, et les quantités importées/exportées sont probablement faibles.
Il est possible que nous soyons déjà en train d’atteindre une « limite à la croissance trop lente ». En-deçà de cette limite à la croissance, rembourser la dette avec intérêts devient impossible, surtout si les taux d’intérêt augmentent. Il est possible que nous ayons déjà atteint ce point, si l’on en juge par le manque de croissance de la consommation d’énergie par habitant que montre la figure 16. (Comme indiqué au point [3] ci-dessus, il semble tout à fait possible que les indications récentes de croissance du PIB soient surestimées.)
Figure 16. Prix moyens de l’énergie (en calculant la moyenne du pétrole, du charbon et du gaz naturel) par rapport à la quantité totale de produits énergétiques consommés par habitant, d’après des données de consommation d’énergie de BP et des données de population des Nations Unies. (Les prix n’ont pas été ajustés de l’inflation.)
La figure 16 suggère que niveau abordable et niveau de prix vont de pair. Lorsque l’économie mondiale croît rapidement, les prix de l’énergie ont tendance à croître (tout comme la consommation d’énergie). Lorsque la consommation d’énergie par habitant baisse, c’est un signe que l’économie mondiale ne va pas bien.
L’une des choses qui rendent la situation actuelle confuse, ce sont les résultats de croissance économique très différents que connaissent les diverses régions du monde. Si les prix du pétrole sont bas, cela améliore les perspectives de croissance économique pour les pays importateurs de pétrole, comme les États-Unis ou la Chine. C’est cela que regardent nos joueurs de jeux vidéo, et non les résultats pour le monde entier. Et ce sont les pays exportateurs de pétrole, comme le Venezuela ou l’Arabie Saoudite, qui rencontrent des problèmes.
Si l’on regarde ce qui se passe dans les différents pays à travers le monde, on voit que le Venezuela pourrait bien s’effondrer à cause de trop faibles prix du pétrole. L’Arabie saoudite, de son côté, a jugé nécessaire de s’endetter, et a dû accepter de connaître un changement de régime, au moins en partie à cause de la faiblesse des prix du pétrole. La Norvège propose que son fonds souverain, initialement alimenté par la manne pétrolière et gazière, cesse d’investir dans des sociétés pétrolières et gazières, car elle s’attend, avec une forte probabilité, à ce que le prix du pétrole ne remonte pas assez haut pour que les entreprises du secteur retrouvent une rentabilité suffisante.
Beaucoup de gens bien intentionnés ont essayé de résoudre nos problèmes énergétiques, sans vraiment comprendre ce qui se passait.
Dans cette affaire, les économistes ont eu à peu près tout faux : contrairement à ce qu’ils affirment, l’énergie a une importance fondamentale pour l’économie. De plus, les prix de l’énergie ne peuvent pas augmenter sans fin.
Les partisans du pic pétrolier ont confondu les diverses questions en jeu en affirmant que l’avenir du pétrole, du charbon et du gaz naturel était déterminé par la quantité de ressources techniquement récupérables dans le sous-sol. Cela serait peut-être vrai si les prix de l’énergie pouvaient connaître une hausse sans limite, mais c’est quelque chose qu’ils ne peuvent clairement pas faire. En adoptant les idées fausses des économistes, les partisans du pic pétrolier ont conduit les dirigeants du monde à croire qu’il y avait beaucoup plus de ressources à extraire dans le sous-sol que ce qui est réellement extractible.
Les gens qui se qualifient eux-mêmes d’économistes biophysiques, eux non plus, n’ont pas vraiment compris ce qui se passait. Face à des rendements décroissants, ils se sont rendu compte qu’il était indispensable d’adopter un outil de mesure approprié. Ils en ont défini un qu’ils ont appelé le taux de retour énergétique. Malheureusement, cet outil ne « fonctionne » qu’en apparence, car il donne beaucoup de fausses réponses. Il ne montre pas qu’un prix du pétrole supérieur à 20 dollars le baril pose problème. Il ne montre pas non plus que les substituts au pétrole dont le prix est supérieur à 20 dollars le baril posent eux aussi problème. Il a tendance à donner beaucoup de « faux positifs » quand la question posée est celle de savoir si les énergies renouvelables peuvent remplacer les combustibles fossiles. Il semble attribuer beaucoup d’importance à un ratio bien particulier, alors qu’en réalité, ce qui a de l’importance, c’est la quantité totale d’un produit énergétique disponible à un prix très bas.
Je ne devrais pas jeter la pierre aux économistes biophysiques. Beaucoup d’autres chercheurs ayant de nombreux titres universitaires inventent des métriques qui n’apportent vraiment pas grand chose. Par exemple, le temps de retour de l’énergie n’est pas une métrique très utile, en particulier s’il s’agit de savoir s’il faut ou non utiliser un appareil particulier. Ce que l’économie doit restituer, ce n’est pas l’énergie, c’est le coût total de la fabrication de l’appareil en question, y compris les coûts de main-d’œuvre et les taxes. Dans certaines applications, il faut aussi prendre en compte le coût d’atténuation de l’intermittence.
Même les calculs normalisés du coût actualisé de l’énergie peuvent donner des indications trompeuses si on les applique aux sources d’énergie renouvelable intermittentes sans tenir compte du coût de l’atténuation de l’intermittence.
Avec tous ces problèmes, il n’est guère surprenant que les dirigeants du monde aient du mal à jouer au jeu de l’énergie et de l’économie. En fait, on a du mal à voir la moindre stratégie gagnante.
L’un des problèmes qui rendent le jeu impossible à gagner, c’est le fait que toutes les parties doivent impérativement gagner. Une solution qui exclut les pays exportateurs de pétrole est un problème pour n’importe quelle économie qui dépend du pétrole. Toute solution qui exclut les travailleurs est aussi un problème, à la fois parce que les entreprises ont besoin que les travailleurs puissent être des consommateurs qui achètent leurs produits, et parce que les États ont besoin que les travailleurs puissent être des contribuables qui paient des impôts.
Dans cet article, je n’ai inclus aucune discussion sur les énergies renouvelables : c’est parce que pour le moment, nous n’avons pas d’énergie renouvelable qui soit suffisamment peu coûteuse et évolutive pour apporter une quelconque solution.