Qu’y a-t-il derrière les problèmes de l’Égypte ?

Par Gail Tverberg
29 janvier 2011

Nous avons tous lu des articles sur l’Égypte dans les journaux, en nous demandant ce qui pouvait bien se cacher derrière les problèmes de ce pays. Permettez-moi de vous proposer quelques idées.

Au moins une partie du problème de l’Égypte provient du fait que, dans le passé, le gouvernement a menacé de réduire les subventions alimentaires. À présent, il envisage de conserver les mêmes subventions alimentaires et d’augmenter les subventions énergétiques, mais on ne sait pas trop si, en dollars, la subvention sera d’un montant suffisant. Le gouvernement égyptien prend des mesures pour que nourriture et énergie soient abordables pour le plus grand nombre, mais l’inquiétude subsiste quant à savoir si les mesures adoptées seront suffisantes.

Le déclin de la situation financière de l’Égypte

Il y a une bonne raison pour que l’on s’attende à ce que l’Égypte commence à rencontrer des problèmes en matière de subventions énergétiques et alimentaires. Sa propre situation financière se dégrade alors même qu’augmente le coût des importations alimentaires. Si l’on regarde un graphe des importations, des exportations et de la consommation de pétrole de l’Égypte (en utilisant l’Energy Export Databrowser qui permet de voir graphiquement les données statistiques publiées par BP), on constate que la consommation de pétrole en Égypte a augmenté rapidement, alors qu’au même moment, la quantité extraite chaque année diminuait.

Figure 1. Production, consommation et exportations de pétrole de l’Égypte.

Figure 1. Production, consommation et exportations de pétrole de l’Égypte.

À partir de 2010 ou 2011 environ, l’Égypte cessera d’être un pays exportateur de pétrole pour devenir un pays importateur de pétrole – si du pétrole importable est disponible sur le marché mondial. Le truc, c’est que l’Égypte n’est pas le seul pays à voir sa production pétrolière décliner – grosso modo, la production mondiale de pétrole est restée constante depuis 2005, et les pays qui produisent du pétrole en consomment de plus en plus pour eux-mêmes. Cela signifie qu’il y a moins de pétrole disponible pour l’exportation, alors même que des pays comme l’Égypte ont besoin de plus de pétrole.

Le pétrole qu’exporte l’Égypte apporte des fonds pour les subventions qu’elle offre à sa population, ce qui veut dire que moins d’exportations signifie moins de fonds disponibles pour les subventions. L’Égypte a récemment réussi à augmenter ses exportations de gaz naturel, ce qui a permis au pays de maintenir ses subventions.

Figure 2. Production, consommation et exportations de gaz naturel de l’Égypte.

Figure 2. Production, consommation et exportations de gaz naturel de l’Égypte.

Si l’on regarde attentivement la partie verte du graphique ci-dessus, les exportations de gaz naturel ont été relativement stables depuis 2005. Il semble que l’on puisse s’attendre à ce qu’elles restent plus ou moins stables dans les années à venir, car selon l’Agence américaine d’information sur l’énergie (US EIA) :

Compte tenu de la hausse de la demande intérieure, conjuguée aux pressions populaires exercées ces dernières années contre les contrats d’exportation de GNL et de gaz (en particulier avec Israël), le Ministre du pétrole a déclaré à la mi-2008 qu’il n’y aurait pas de nouveaux contrats d’exportation de gaz.

L’Égypte tire donc toujours des recettes d’exportation de ses hydrocarbures (et tout aussi important, des recettes fiscales liées aux recettes d’exportation), mais la quantité de gaz naturel exporté restera probablement peu ou prou la même, alors que la quantité de pétrole exporté est, elle, passée à zéro. Sur son territoire, l’Égypte subventionne à la fois les ventes de pétrole et de gaz naturel. Il faut donc s’attendre à ce que le gouvernement égyptien ne tire pas beaucoup de recettes sur la part de la production de pétrole et de gaz qui alimente la consommation intérieure. En fait, les subventions peuvent tout à fait en faire un perdant net sur cette part de la production – les recettes sur les exportations étant censées compenser la différence. Si, à l’avenir, l’Égypte doit effectivement acheter du pétrole auprès de pays étrangers, il faut s’attendre à ce que ses dépenses augmentent considérablement.

Autres pressions budgétaires

Selon les informations du CIA World Factbook, l’Égypte a déjà dépensé largement plus que ses recettes en 2009 (la dernière année disponible), avec des recettes de 46,82 milliards de dollars, et des dépenses de 64,19 milliards de dollars. Pour 2010, le CIA World Factbook rapporte une dette publique de 80,5% du PIB, ce qui porte son niveau d’endettement bien au-dessus de celui de la plupart des autres pays africains et arabes.

Si la production pétrolière égyptienne baisse, les industries en aval, comme le raffinage et la production de produits chimiques, risquent de baisser elles aussi. Augmenter les recettes obtenues à partir de ces sources, ou augmenter les impôts sur les dépenses des travailleurs de ces industries va être difficile. Le canal de Suez est l’une des sources majeures de revenus de l’Égypte, mais avec des exportations mondiales de pétrole à la baisse, les recettes tirées du canal vont probablement baisser elles aussi.

On peut s’attendre à ce que les baisses de production pétrolière et de passage dans le canal de Suez aggravent les problèmes de chômage du pays. Le taux de chômage égyptien publié par le CIA World Factbook était de 9,7% en 2010.

L’Égypte a fait preuve, dans son histoire, d’une approche assez équitable de la répartition des revenus. En 2001, le CIA World Factbook indiquait un coefficient GINI de 34,4%, ce qui est proche de celui du Royaume-Uni, et largement supérieur à celui, par exemple, des États-Unis. Mais ces dernières années, le CIA World Factbook affirmait que :

Entre 2004 et 2008, Le Caire a poursuivi avec énergie les réformes économiques susceptibles d’attirer les investissements étrangers et de favoriser la croissance du PIB.

Ces réformes économiques ont probablement augmenté le revenu de certains égyptiens, mais pas de toute la population du pays, creusant ainsi l’écart entre les riches et les pauvres. On peut trouver ce constat entre les lignes des rapports qui dénoncent le fait que les pauvres rencontrent plus de difficultés économiques. Lorsqu’on met face à face l’histoire du pays en matière de répartition plus égalitaire des revenus et la récente hausse des prix alimentaires, cet accroissement des inégalités de revenus pourrait devenir un gros problème.

Le besoin d’importer de la nourriture

La population égyptienne a connu une croissance rapide (que le CIA World Fact Book estime à 2% par an – environ 3,0 enfants par femme), mais du point de vue géographique, la population se concentre essentiellement sur une étroite bande située le long du Nil. (Ci-dessous, un graphe du Population Databrowser.)

Figure 3. Croissance de la population égyptienne depuis 1950.

Figure 3. Croissance de la population égyptienne depuis 1950.

À mesure que la population croît, la surface de terres qu’il faut dédier aux bâtiments résidentiels et tertiaires croît aussi, ce qui réduit la surface de terres dédiée à l’agriculture. La quantité de nourriture que l’Égypte peut produire pour ses besoins propres diminue donc au fil du temps.

Selon les statistiques officielles, l’Égypte est le plus gros importateur de blé au monde. En 2010, l’Égypte importait 40% de sa nourriture et 60% de son blé, selon les déclarations de son ministre du pétrole. Cette année, le problème nouveau est que la production mondiale de blé est en baisse (au moins en partie à cause des problèmes météorologiques qu’a connus la Russie), ce qui fait que les exportations mondiales de blé sont elles aussi en baisse :

Figure 4. Production mondiale et exportations mondiales de blé. Production et exportations mondiales de blé Milliards de boisseaux Production Exportations

Figure 4. Production mondiale et exportations mondiales de blé.

À plus long terme, cependant, le problème est que la production mondiale de blé n’a pas crû au même rythme que la population mondiale. Ce manque de croissance peut sans doute s’expliquer en partie par la concurrence des agrocarburants, et en partie par le fait que l’essentiel des progrès de la « révolution verte » (généralisation des techniques d’irrigation et de l’utilisation d’engrais) sont derrière nous. Si l’irrigation et les engrais ont considérablement amélioré la production à l’époque où ils ont été mis en place, les gains de production réalisés depuis 1990 ont été beaucoup plus faibles.

La nourriture importée, en particulier le blé, a vu son coût augmenter, en partie en raison de récoltes un peu moindres, et en partie à cause de la hausse du coût de production et de transports provoquée par la hausse des prix du pétrole. La figure 5 montre la relation étroite entre les prix alimentaires et les prix du pétrole. L’indice des prix alimentaires utilisé dans ce graphique est l’indice des prix alimentaires de la FAO, qui correspond à la nourriture destinée à être exportée ; les prix du pétrole de Brent sont des prix spot de l’EIA.

Figure 5. Les prix alimentaires mondiaux et les prix du pétrole de Brent suivent la même tendance. Indice mondial des prix alimentaires vs. prix du baril de Brent Indice alimentaire de la FAO Prix du baril de Brent Nourriture Prix du pétrole

Figure 5. Les prix alimentaires mondiaux et les prix du pétrole de Brent suivent la même tendance.

Avec les prix du pétrole qui sont désormais plus élevés (parce que la production mondiale reste à peu près constante, et parce que les pays veulent augmenter leur consommation de pétrole en sortant de récession), les prix des divers aliments sont eux aussi plus élevés. On utilise directement du pétrole pour produire des céréales, et indirectement pour les stocker et les transporter, ce qui fait que le coût du pétrole prend plus d’importance.

Le renchérissement de la nourriture contribue au problème général d’inflation que l’Égypte connaissait déjà. En 2010, le CIA World Factbook a estimé le taux d’inflation du pays à 12,8%. Puisque la hausse des salaires ne suit pas toujours l’inflation, il ne fait aucun doute que les pressions inflationnistes ont incité plus fortement le gouvernement égyptien à augmenter les subventions, à un moment où il ne pouvait pas vraiment se le permettre.

Conséquences sur le reste du monde

Pourquoi les autres pays répondent-ils si fortement aux problèmes de l’Égypte ?

L’une des raisons est que certains des pays arabes subissent les mêmes pressions. Les prix alimentaires sont en hausse partout. Nombreuses sont les personnes avec un faible revenu qui en dépensent plus de 50% pour la nourriture. Une hausse des coûts alimentaires devient donc pour elles un véritable problème. Elles sont devenues dépendantes des subventions alimentaires et pétrolières. Que ces subventions leur soient supprimées, ou qu’elles n’augmentent pas suffisamment pour compenser le renchérissement des importations, est un véritable problème.

Les prix du pétrole semblent également être touchés. Si le canal de Suez devait être fermé du fait de désordres, le transport du pétrole pourrait être affecté, en particulier vers l’Europe. Selon l’EIA :

On estime qu’en 2009, 1,0 million de barils par jour de pétrole brut et de produits pétroliers raffinés ont circulé vers le nord en passant par le canal de Suez vers la Méditerranée, tandis que 0,8 million de barils par jour ont voyagé vers le sud jusqu’à la mer Rouge.

Aujourd’hui, les quantités transportées via le canal de Suez sont légèrement inférieures celles transportées en 2011, à cause de la baisse des importations/exportations à travers le monde, mais elles sont encore importantes. Les importations européennes de pétrole représentent environ 10 millions de barils de pétrole par jour, selon l’Energy Export Data Browser (qui repose sur les données de BP). Si toutes les quantités qui voyageaient vers le nord étaient destinées à l’Europe, elles représenteraient environ 10% des importations européennes, soit environ 7% de la consommation européenne. En fait, certaines de ces exportations vont encore plus loin – en particulier, jusqu’aux États-Unis et au Canada, donc la quantité en question est probablement inférieure à celle de la consommation européenne, disons, 4% ou 5%. Mais même un petit manque de pétrole pose un problème, dans un monde qui a impérativement besoin de pétrole pour transporter, produire sa nourriture, se chauffer, etc.

L’incapacité à envoyer des produits vers le sud via le canal de Suez risque également d’être un problème. Une partie des activités en Europe est le raffinage du pétrole, le stockage des produits dont elle a besoin et l’envoi des autres produits à des clients situés ailleurs dans le monde. Tout le système repose sur une production et une livraison en flux tendus. S’il existe des capacités de stockage, il suffit de quelques jours ou quelques semaines pour que le système puisse commencer à rencontrer des problèmes. Les pays qui consomment des produits raffinés transitant vers le sud via le canal de Suez auront besoin de ces produits, et l’Europe aura une offre excédentaire de ces mêmes produits. Bien sûr, utiliser des routes de navigation plus longues est possible, mais le transport des produits consommera alors plus de pétrole et il prendra plus de temps, et sera donc plus coûteux. Le nouveau système exigera également un délai de mise en place.

Des solutions à chacun de ces problèmes (liés au transit du pétrole vers le nord et vers le sud via le canal de Suez) existent, mais l’adoption d’un itinéraire plus long, qu’impose la mise en place de ces solutions, risque de créer de sérieux désagréments et perturbations pendant un certain temps.