Par Gail Tverberg
8 février 2016
C’est avec une certaine appréhension que j’aborde le sujet de la physique de l’énergie et de l’économie. Une économie semble être un système dissipatif, mais qu’est-ce que cela signifie vraiment ? Peu de gens comprennent ce que sont les systèmes dissipatifs, et très peu comprennent comment fonctionne une économie. Combiner les deux conduit à un nombre incroyable de croyances fausses sur les besoins énergétiques d’une économie.
La principale question qui se pose est que, en tant que système dissipatif, toute économie a ses propres besoins énergétiques, tout comme chaque forêt a ses propres besoins énergétiques (en termes de lumière solaire), ou comme chaque plante, chaque animal a, sous une forme ou une autre, ses propres besoins énergétiques. Un ouragan est un autre type de système dissipatif. Il a besoin de l’énergie qu’il tire des eaux chaudes océaniques. Une fois qu’il se trouve au-dessus d’un continent, il s’affaiblit et finit par disparaître.
La fourchette des niveaux énergétiques acceptables est assez étroite – un animal en manque de nourriture s’affaiblit et a plus de chances d’être mangé par un prédateur ou de succomber à une maladie. Une plante qui manque de lumière a plus de chances de s’affaiblir, puis de mourir.
En fait, un flux énergétique insuffisant peut avoir des conséquences plus larges que sur la seule plante ou le seul animal qui s’affaiblit et qui meurt. Si la raison pour laquelle une plante meurt est qu’elle fait partie d’une forêt qui, avec le temps, est devenue si dense que les plantes du sous-bois ne reçoivent plus assez de lumière, le problème peut se révéler plus grave. Le couvert végétal en train de mourir peut s’étendre au point d’encourager les incendies de forêt, qui peuvent brûler des surfaces forestières assez étendues. Ainsi, un flux énergétique insuffisant peut avoir pour conséquence indirecte de mettre fin à une partie de l’écosystème forestier lui-même.
À quel comportement de l’économie nous faut-il nous attendre avec le temps ? Selon le système étudié, le motif que suit l’énergie dissipée au cours du cycle de vie d’un système dissipatif varie. Dans les exemples que j’ai donnés, le motif suivi semble être à peu près ce qu’Ugo Bardi appelle la falaise de Sénèque.
Ugo Bardi appelle ce motif la falaise de Sénèque parce qu’il y a longtemps, Lucius Sénèque (dit Sénèque le Jeune) a écrit :
« Ce serait une sorte de consolation pour notre fragilité comme pour celle des choses qui nous touchent, si tout était aussi lent à périr qu’à croître ; mais le progrès veut du temps pour se développer, et la chute vient au pas de course. » (Lettres à Lucilius, Lettre XCI ; trad. J. Baillard, Hachette 1914)
Il existe une croyance standard parfaitement erronée au sujet de l’économie et de la physique de l’énergie : il serait possible d’entraîner l’économie à fonctionner avec très peu d’énergie.
Selon ce point de vue erroné, la seule physique réellement pertinente est la thermodynamique des champs de pétrole et des autres types de gisements énergétiques. Tous ces champs s’épuisent progressivement au fur et à mesure de leur exploitation. En outre, nous savons que ces champs n’existent qu’en nombre fini. Ainsi, selon la deuxième loi de la thermodynamique, la quantité d’énergie libre à notre disposition dans le futur tend toujours se réduire par rapport à aujourd’hui. Cette tendance sera d’autant plus vraie une fois que l’on aura passé le « pic de production pétrolière ».
Selon cette conception erronée de l’énergie et l’économie, tout ce que nous avons à faire est de concevoir une économie qui consomme moins d’énergie. Nous sommes censés pouvoir le faire en améliorant l’efficacité et en changeant la nature de l’économie pour en accroître la part des services. Si l’on lui adjoint en plus des énergies renouvelables (fussent-elles chères), l’économie devrait pouvoir s’en sortir avec beaucoup moins d’énergie.
Cette vision des choses, erronée, est incroyablement répandue. Elle semble sous-tendre l’espoir, lui aussi très répandu, que le monde pourrait réduire sa consommation de combustibles fossiles de 80% d’ici 2050 sans que l’économie en soit gravement perturbée. Le livre de Jørgen Randers, 2052: A Forecast for the Next 40 Years, semble être typique de cette conception des choses. Même le « modèle du monde stabilisé » du livre Halte à la croissance ? qu’a écrit Meadows et al. en 1972 semble reposer sur des hypothèses naïves à propos de la part de réduction de la consommation d’énergie qui serait possible de faire sans que cela ne provoque un effondrement de l’économie.
Si une économie est un système dissipatif, il lui faut un flux énergétique suffisant. Faute de quoi, elle s’effondrera de manière comparable aux animaux qui succombent à une maladie, ou aux forêts qui succombent aux incendies.
Les principaux flux énergétiques susceptibles d’alimenter l’économie semblent venir de la démultiplication du travail humain par divers types de produits énergétiques additionnels, comme le travail animal, les combustibles fossiles ou l’électricité. Par exemple, un homme avec une machine (construite à partir de produits énergétiques, et qui fonctionne grâce à des produits énergétiques) peut fabriquer plus d’objets qu’un homme sans machine. Une femme qui utilise un ordinateur dans une pièce éclairée peut faire plus de calculs qu’une femme qui doit travailler en extérieur et qui, lorsque le temps le permet, inscrit des nombres sur une tablette d’argile à l’aide d’un bâton et en calcule la somme de tête.
Tant que la quantité d’énergie additionnelle fournie peut continuer à augmenter à un rythme suffisant, le travail humain peut devenir de plus en plus productif. Cette hausse de la productivité peut se répercuter par des salaires plus élevés. Du fait de ces salaires croissants, les impôts peuvent alors s’alourdir. Les consommateurs peuvent aussi avoir plus d’argent dans leur porte-monnaie pour acheter des biens et des services auprès d’entreprises. Ainsi, l’économie peut continuer à croître.
Outre celui d’une quantité insuffisante d’énergie additionnelle, le principal risque d’une moindre croissance économique provient du fait que les rendements décroissants commencent à réduire l’efficacité de l’économie. Voici quelques exemples de situations où cela peut se produire :
Mais il reste théoriquement possible de dépasser ces problèmes de rendements décroissants tant que la démultiplication du travail humain par de l’énergie additionnelle croît assez vite.
En théorie, la technologie pourrait également permettre de prolonger la croissance économique. Le hic, c’est qu’elle est très étroitement liée à la consommation d’énergie. Sans consommation d’énergie, il est impossible d’obtenir des métaux. La plupart des technologies actuelles reposent (directement ou indirectement) sur l’utilisation de métaux. Si la technologie réduit le coût de fabrication d’un produit particulier, il y a de bonnes chances que ce produit soit vendu à un plus grand nombre d’exemplaires. Cela veut dire qu’au bout du compte, le progrès technologique tend à faire consommer plus d’énergie.
Les effondrements économiques semblent avoir des explications variées. Parmi ces raisons, on trouve le fait que les salaires des travailleurs situés en bas de l’échelle sociale (ceux qui ont fait des études courtes ou n’ont pas un poste d’encadrement) soient insuffisants. Cela a tendance à se produire parce que lorsque les flux énergétiques ne suffisent pas à satisfaire tout le monde, cela a tendance à se traduire par un écrasement des salaires des employés situés en bas de l’échelle. Dans certains cas, cela se révèle sous la forme d’un nombre insuffisant d’emplois disponibles ; dans d’autres cas, par de trop faibles salaires. On peut le voir comme un rendement insuffisant du travail humain – une forme de faible taux de retour énergétique (ERoEI en anglais) différente de celle que la plupart des recherches universitaires actuelles étudient.
Un autre point de vulnérabilité à des flux énergétiques insuffisants concerne le niveau de prix des matières premières. Si les flux énergétiques sont insuffisants, le prix des matières premières aura tendance à descendre en dessous de leur coût de production. Cela peut conduire à un coup d’arrêt de leur production. Quand cela se produit, la dette liée à la production de matières premières aura aussi tendance à ne pas être remboursée. Des débiteurs défaillants peut s’avérer être un énorme problème, du fait de leurs conséquences négatives sur les institutions financières.
Une autre manifestation de l’insuffisance des flux énergétiques est la rentabilité des entreprises en baisse, comme le montre le chiffre d’affaires des banques actuellement en chute. La baisse des recettes fiscales est encore un autre signe de flux énergétiques insuffisants. Les gouvernements des pays exportateurs de matières premières sont particulièrement vulnérables lorsque les prix de ces matières premières sont bas. Enfin, des flux énergétiques insuffisants peuvent conduire à des entreprises à la faillite et des gouvernements à s’effondrer.
La situation la plus proche de l’effondrement que les États-Unis aient connu est la Grande Dépression des années 1930. La Grande Récession des années 2007–2009 représenterait un petit exemple de flux énergétiques insuffisants – qu’une forte dose d’assouplissement monétaire (Quantitative Easing en anglais) (conduisant à baisser le coût du crédit), plus une relance de la dette par la Chine, suffirait à corriger. Cela a contribué à faire remonter les prix du pétrole, après leur chute mi-2008.
Nous sommes clairement de nouveau confrontés aux conséquences de flux énergétiques insuffisants. Il y a de quoi s’inquiéter, parce que dans le passé, de nombreuses économies se sont effondrées face à ce type de situation.
Dans une économie, le système financier est chargé de réguler les flux énergétiques du système. Si le prix d’un produit est bas, cela implique qu’une faible part des flux énergétiques sera dédiée à ce produit. Si son prix est élevé, cela signifie qu’une part plus importante des flux énergétiques sera dédiée à ce produit. Les salaires suivent un motif semblable, des salaires faibles indiquant de petits flux énergétiques et des salaires élevés indiquant des flux énergétiques plus importants. En fait, les flux énergétiques « financent » tous les aspects du système, y compris le progrès technique et le fait de modifier le système pour rendre les technologies de pointe possibles (plus de formation, un temps de travail moindre).
L’un des aspects déroutants de l’économie actuelle est le fait de pouvoir utiliser une approche « payez plus tard » au moment de payer pour les flux énergétiques. Lorsque les flux énergétiques s’avèrent insuffisants en utilisant ce que nous croyons être les flux naturels du système, alors on utilise souvent la dette pour accroître les flux énergétiques. La dette a pour effet de dédier les flux énergétiques futurs à une direction particulière, comme par exemple le fait d’acheter une usine, une maison ou une voiture. Lorsque ces flux seront effectivement disponibles, le produit fera déjà partie du système, ce qui facilite l’adaptation de ces flux dans le système.
Faire appel à plus de dette permet de faire croître la « demande » totale de produits de toutes sortes, car cela dédie à un produit particulier les flux énergétiques à la fois actuels et futurs. Puisque les usines, les maisons et les voitures sont fabriquées à partir de matières premières, l’utilisation d’une quantité croissante de dette tend à renchérir les matières premières. Lorsque les matières premières sont plus chères, la part des ressources de l’économie dédiées à la production de produits énergétiques croît. Cela conduit à augmenter la consommation d’énergie. Cette consommation d’énergie accrue tend à alimenter de nombreux secteurs de l’économie en même temps : salaires, impôts, rentabilité des entreprises, fonds disponibles pour payer intérêts et dividendes.
Le besoin de dette augmente considérablement lorsque l’économie commence à utiliser des combustibles fossiles, parce qu’utiliser des combustibles fossiles permet de faire un saut en matière de niveau de vie. Payer comptant un tel saut est impossible, tellement le nouveau système apporte d’avantages par rapport à ce qui était possible sans combustible fossile. Par exemple, un cultivateur qui ne sarcle qu’à la houe ne pourra jamais mettre de côté assez de fonds (de flux énergétiques) pour pouvoir se payer un tracteur. Même s’il peut sembler bizarre d’imaginer qu’une banque crée l’argent qu’elle prête, cette manière de se représenter la dette est en fait fondamentale, si l’on veut que les flux énergétiques suffisants soient disponibles pour rémunérer le gain de qualité de vie rendu possible par l’utilisation de combustibles fossiles.
Le besoin de dette reste faible tant que le coût (en énergie) de production des produits énergétiques est faible. On se met à avoir besoin de beaucoup plus de dette lorsque le coût d’extraction de l’énergie devient élevé. La raison pour laquelle on a besoin de plus de dette est que les combustibles fossiles et les autres types de produits énergétiques ont tendance à démultiplier le travail humain, le rendant plus productif, comme on l’a vu précédemment. Pour conserver cette démultiplication, on a besoin d’une quantité suffisante de produits énergétiques (mesurée en kilowattheures, en barils d’équivalent pétrole ou dans n’importe quelle autre unité d’énergie).
Au fur et à mesure que le prix demandé pour les produits énergétiques augmente, il faut de plus en plus s’endetter pour financer une même quantité de produits énergétiques, et financer les maisons, des voitures, les usines et les routes rendues plus chères par une énergie plus chère. En fait, avec une énergie plus chère, les biens d’équipement de toute sorte auront tendance à être plus chers. C’est une raison majeure qui explique pourquoi la dette, exprimée en pourcentage du PIB, a tendance à augmenter lorsque le coût de production des produits énergétiques augmente. À ce stade, aux États-Unis, il faut environ 3 dollars de dette supplémentaire pour faire croître le PIB de 1 dollar (calculs de l’auteur).
L’un des facteurs de risque pour une économie qui utilise des combustibles fossiles est clairement que les niveaux d’endettement finissent par devenir élevés jusqu’à un point inacceptable. Un second risque est que la dette n’augmente plus assez vite pour permettre aux prix des matières premières de rester à un niveau suffisamment élevé. Le récent ralentissement de la croissance de la dette (figure 3) contribue sans aucun doute aux prix actuellement faibles des matières premières.
Un troisième risque pour le système est que le taux de la croissance économique ralentisse avec le temps parce que même avec un grand supplément de dette ajouté au système, la démultiplication du travail humain par de l’énergie additionnelle ne suffise plus pour maintenir la croissance économique face aux rendements décroissants. En fait, il est très clair qu’avec le temps, la croissance économique des États-Unis a montré une tendance lourde à la baisse (figure 4).
Un quatrième risque est que l’ensemble du système finisse par ne plus être soutenable. Lorsque de la nouvelle dette est émise, il n’y a pas vraiment de correspondance avec les flux énergétiques futurs. Par exemple, est-ce que ceux qui doivent s’endetter pour financer des études supérieures toucheront un salaire suffisamment élevé pour pouvoir se permettre d’avoir une famille et d’acheter une maison ? Si ce n’est pas le cas, leur manque d’un revenu suffisant sera l’un des facteurs poussant les matières premières à ne pas rester assez chères pour encourager leur extraction.
L’un des problèmes de l’économie actuelle est que les promesses de flux énergétiques à venir ne se résument pas à ce que l’on appelle stricto sensu de la dette. Elles recouvrent aussi les dividendes des actionnaires et les revenus indirects des programmes sociaux de type sécurité sociale. Revenir sur ce type de promesses a de fortes chances d’être impopulaire auprès des citoyens. Les cours des actions risquent de chuter, et les pensions de retraite par capitalisation ne pourront plus être payées. Cela suffit à ce que des gouvernements puissent être renversés par des citoyens déçus.
Parmi les exemples d’effondrement partiel, on trouve celui, récent, de l’ex-URSS en décembre 1991. Je l’appelle un effondrement partiel, car il n’a impliqué « que » l’effondrement du gouvernement central qui assurait l’unité des différentes républiques. Les gouvernements des différentes républiques sont restés en place, et la plupart des services publics qu’ils fournissaient, comme par exemple les transports en commun, a continué à fonctionner. En volume, la production industrielle de l’ex-URSS a brutalement chuté, de même que l’extraction pétrolière. Avant l’effondrement, l’ex-URSS faisait face à de graves problèmes financiers. Juste avant son effondrement, les pays les plus riches du monde (G7) ont accepté de prêter 1 milliard de dollars US à l’Union soviétique et de reporter le remboursement de 3,6 milliards de dollars de dette supplémentaires.
L’un des problèmes majeurs auxquels a dû faire faire l’URSS, et qui sous-tend son effondrement, a été la chute du prix du pétrole jusqu’à 30 dollars le baril entre 1986 et 2004. L’URSS était un important exportateur de pétrole. Un prix aussi bas a eu des conséquences négatives sur l’économie de l’URSS. Cette situation est d’ailleurs tout à fait comparable à la situation actuelle.
L’URSS a continué à pomper du pétrole, même après la chute du prix du pétrole en 1986. En fait, elle a augmenté sa production pétrolière pour compenser le faible prix du pétrole (le flux énergétique reçu par baril). Cette situation est tout à fait comparable à la situation actuelle, et ce comportement, cohérent avec ce que l’on attendrait d’un exportateur de pétrole très dépendant de ces flux énergétiques, aussi faibles soient-ils. Ce n’est qu’en 1989 que la production de pétrole de l’URSS retombée en dessous de son niveau de 1986, probablement de réinvestissements insuffisants. Et la production de pétrole est repartie à la hausse lorsque le prix du pétrole est lui-même reparti à la hausse.
La figure 6 montre que la consommation de produits énergétiques en ex-URSS a commencé à chuter brutalement en 1991, l’année de l’effondrement – selon un motif qui ressemble fort à une falaise de Sénèque.
En fait, la consommation de tous les combustibles, y compris nucléaires et hydroélectriques, a chuté en même temps. C’est ce à quoi on s’attendrait si les problèmes de l’ex-URSS avaient été provoqués par les prix trop bas reçus en tant qu’exportateur de pétrole. Des prix du pétrole bas ne permettent pas d’offrir que peu d’emplois bien payés. Le manque d’emplois bien payés – autrement dit, un rendement du travail humain insuffisant – est ce qui réduit la demande de produits énergétiques de toutes sortes.
Une décroissance démographique a aussi eu lieu, mais seulement à partir de 1996. Elle s’est prolongée jusqu’en 2007. Entre 1995 et 2007, la population a décru de 1,6%, soit un rythme d’un peu plus de 0,1% par an. Avant l’effondrement partiel, la population croissait d’environ 0,9% par an, ce qui veut dire que l’effondrement semble avoir réduit le taux de croissance démographique d’environ 1,0% par an. Pour partie, la population s’est réduite du fait d’une consommation excessive d’alcool chez certains des hommes qui avaient perdu leur emploi (leur source de flux énergétiques) après la chute du gouvernement central.
Lorsque le prix des matières premières passe en dessous du coût de production du pétrole, tout se passe comme si l’économie prenait froid, du fait des faibles flux énergétiques. Le professeur François Roddier appelle le moment où l’effondrement se produit l’instant de criticité autoorganisée. Selon François Roddier (correspondance personnelle) :
Au-delà du point critique, la richesse se condense en deux phases qui peuvent être comparées à une phase gazeuse et une phase liquide. Un petit nombre de gens riches forment l’équivalent d’une phase gazeuse, alors qu’un grand nombre de gens pauvres forment ce qui correspond à une phase liquide. Tout comme les molécules de gaz, les gens riches monopolisent la majeure partie de l’énergie et sont libres de se déplacer. Enfermés dans leur phase liquide, les pauvres ont perdu à la fois accès à l’énergie et à cette liberté. Entre les deux, la classe dite moyenne s’effondre.
Je me demande s’il est possible d’assimiler ceux qui meurent à l’état solide – ils ne peuvent plus du tout bouger.
Un certain nombre d’études ont été réalisées pour analyser des effondrements antérieurs. Dans Secular Cycles, Turchin et Nefedov analysent huit effondrements ayant eu lieu avant l’époque des combustibles fossiles. La figure 7 montre mon interprétation du motif qu’ils ont trouvé.
Là encore, le motif est celui d’une falaise de Sénèque. Certaines des questions menant à l’effondrement sont les suivants :
En fin de compte, ceux des travailleurs qui étaient affaiblis par de faibles salaires et des impôts élevés eurent tendance à succomber à des épidémies. Certains moururent dans des guerres. Là encore, il s’agit d’une situation où les flux énergétiques sont faibles, et où les travailleurs qui ont les salaires les plus faibles n’en obtiennent pas une part suffisante. Beaucoup d’entre eux trouvèrent la mort – dans certains cas, jusqu’à 95%. Il s’agit là de situations beaucoup plus extrêmes que celle qu’a connue l’ex-URSS. Du côté positif, le fait qu’il y avait peu de professions avant l’ère industrielle signifie que ceux qui survivaient pouvaient parfois rejoindre des villages voisins et y continuer à pratiquer leur profession.
Dans L’effondrement des sociétés complexes, Joseph Tainter parle du besoin d’une complexité croissante avec l’apparition de rendements décroissants. Cela semble correspondre au besoin de services étatiques accrus et d’un rôle accru de l’activité commerciale. Dans une plus grande complexité, il y a aussi une plus grande structure hiérarchique. Tous ces changements laisseraient une moindre part des flux énergétiques pour les travailleurs en bas de l’échelle – nous avons déjà mentionné ce problème.
Le Dr. Tainter souligne également que, pour maintenir la complexité, « la durabilité peut exiger une consommation de ressources accrue, et non réduite. »
La deuxième loi de la thermodynamique semble ne fonctionner que dans une seule direction. Elle parle de la tendance naturelle de tout système « fermé » à dégénérer en un système plus désordonné. Dans cette vision des choses, l’univers finira dans une mort thermique où absolument tout a la même température.
Les systèmes dissipatifs fonctionnent dans l’autre sens : ils créent de l’ordre là où aucun ordre n’existait auparavant. Les économies deviennent de plus en plus complexes, au fur et à mesure que les activités économiques croissent et deviennent de plus en plus hiérarchisées, que les États fournissent de plus en plus de services, et le nombre d’emplois proposés par l’économie se multiplient. Comment expliquer ce supplément d’ordre ?
Selon Ulanowicz, la thermodynamique s’est traditionnellement attardée sur les états plutôt que les processus de passage d’un état à un autre. Ce dont on a besoin, c’est d’une théorie qui se concentre plus sur les processus que sur les états. Il écrit :
... la vision dominante de la seconde loi est une version ultra-simplifiée de sa véritable nature. Dit simplement, l’entropie ne parle pas que de désordre. Loin de l’équilibre, la deuxième loi a un revers largement incompris qui, dans certaines circonstances, entraîne la création d’ordre.
On observe bien ce phénomène de création d’ordre imposée. Par exemple, le corps humain prend de l’énergie calorifique et la transforme en énergie mécanique. Le principe d’entropie a un dualisme dont beaucoup de gens ont toujours été conscients. Au lieu d’avoir une tendance vers la mort thermique qui serait l’objectif final et global, les systèmes ont une nature à double-sens vis-à-vis d’eux-mêmes. Les systèmes dissipatifs sont capables de croître jusqu’à atteindre un point appelé point de criticité autoorganisée ou « point critique » ; puis ils décroissent face à des flux énergétiques insuffisants.
Dans les forêts, ce point de criticité autoorganisée est atteint quand la croissance des grands arbres commence à bloquer la lumière et empêcher les plantes plus petites de la recevoir. Comme on l’a vu précédemment, à ce moment-là, la forêt commence à devenir plus sensible aux incendies. Ulanowicz montre que pour les écosystèmes possédant plus de 12 éléments, la « fenêtre de viabilité » devient tout à fait étroite.
Si on regarde la consommation mondiale d’énergie par habitant, il semble que l’on puisse là aussi distinguer une « fenêtre de viabilité ».
Quand on regarde les évolutions de l’économie mondiale tout au long de l’histoire de la consommation mondiale d’énergie, on constate qu’apparaît un motif commun. Avant 1973, lorsque le pétrole valait moins de 30 dollars le baril, la consommation de pétrole et la production économique progressaient rapidement. De nombreuses infrastructures (autoroutes, lignes électriques, pipelines) ont été construites à cette époque. Le choc des prix en 1973–1974 et la récession associée ont brièvement réduit la consommation d’énergie.
Ce n’est qu’avec la restructuration de l’économie, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, que la consommation d’énergie a vraiment été réduite. Beaucoup de changements furent apportés : les voitures sont devenues plus petites et moins gourmandes en carburant ; pour produire de l’électricité, on cessa de brûler du pétrole pour préférer d’autres approches, souvent du nucléaire ; les réglementations des services publics furent modifiées pour favoriser une plus grande concurrence, et ainsi décourager la construction de nouvelles infrastructures à moins qu’elles ne soient absolument essentielles.
La baisse de la consommation d’énergie après 1991 est révélatrice de la chute de l’ex-URSS. La forte hausse de la consommation d’énergie après 2001 correspond à l’intégration de la Chine (y compris tous ses emplois et sa consommation de charbon) à l’Organisation mondiale du commerce. Après un tel changement, les besoins énergétiques devinrent toujours plus élevés, si l’on voulait que la Chine puisse offrir assez d’emplois pour ses habitants. Chaque petite baisse semble correspondre à une récession. Récemment, il semble que la consommation d’énergie soit repartie à nouveau à la baisse. Si l’on met côte à côte la faible consommation et les faibles prix des matières premières, cela conduit à s’inquiéter de la situation. Sommes-nous proche d’une récession majeure, ou pire encore ?
Si on réfléchit à l’économie mondiale par rapport à son point critique, on constate qu’elle s’est déjà trouvée près de ce point depuis 1981, mais que plusieurs choses ont permis de nous en sortir.
L’un des éléments qui a aidé l’économie, ce sont les taux d’intérêt très élevés (18% aux États-Unis) mis en place en 1981. En étant aussi élevés, les taux d’intérêt ont poussé à ce moment-là à consommer moins de combustibles fossiles. Il a fallu aussi beaucoup de temps aux taux d’intérêt pour redescendre, or des taux d’intérêt qui baissent ont un effet très positif sur l’économie : ils favorisent de meilleurs prêts et ils ont tendance à augmenter les prix de vente des actions. L’économie a reçu un sérieux coup de pouce du fait de la baisse des taux d’intérêt pendant presque toute la période entre 1981 et aujourd’hui.
D’autres facteurs ont eu également leur importance. La chute de l’URSS en 1991 a permis au reste du monde de gagner un peu de temps (et d’économiser un peu de pétrole à extraire) ; l’intégration de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001 a ajouté beaucoup de charbon bon marché au mix énergétique mondial, concourant ainsi à réduire les coûts énergétiques. Ces faibles coûts énergétiques, ajoutés à toute la dette que la Chine pouvait ajouter, a permis à la consommation d’énergie et l’économie mondiale de croître à nouveau – éloignant pour un temps le monde de son point critique.
En 2008, les prix du pétrole se sont effondrés. Ce n’est qu’avec la politique « d’assouplissement monétaire » (Quantitative Easing) de la banque centrale américaine que les taux d’intérêt ont pu être réduits à un niveau très bas, permettant aux prix des matières premières de rebondir et d’atteindre des niveaux adaptés. À présent, nous faisons à nouveau face à des prix bas. Il semble que nous soyons à nouveau face au point critique, et donc au bord de l’effondrement.
D’après François Roddier, une fois qu’elle a franchi son point critique, ce qui est susceptible de faire tomber une structure dissipative, c’est une cascade de bifurcations. Dans le cas d’une économie, ces bifurcations pourraient être des défauts de paiement.
Dans une structure dissipative, la communication et l’information stockée sont toutes deux importantes. L’information stockée, qui est très proche de ce que l’on appelle technologie, devient très importante lorsque la nourriture devient difficile de trouver ou que l’énergie devient chère à extraire. Lorsque extraire de l’énergie est peu coûteux, quasiment tout le monde peut en trouver et l’utiliser, ce qui fait que la technologie a moins d’importance.
Dans une économie, de la communication se réalise de diverses manières, y compris en utilisant de l’argent et de la dette. Peu de gens comprennent jusqu’à quel point les indications que donne la dette sur la disponibilité future des flux énergétiques peuvent être fausses. Ainsi, une économie peut tout à fait se développer jusqu’à atteindre une très grande taille, tandis qu’en son sein, très peu de gens réalisent que ce mode de développement ressemble beaucoup à un système de Ponzi. Ce mode de développement peut se prolonger aussi longtemps que les coûts énergétiques restent extrêmement faibles, ou que de la dette continue à être ajoutée avec vigueur.
En théorie, les calculs de taux de retour énergétique (qui comparent l’énergie produite par un produit ou un dispositif énergétique à l’énergie, sous forme de combustibles fossiles, consommée pour obtenir une unité supplémentaire de ce produit ou dispositif) devraient indiquer la « valeur » d’un produit énergétique particulier. Malheureusement, ce calcul repose sur un malentendu répandu, à savoir la nature du problème de la physique, que j’ai mentionné en début de cet article. (C’est également vrai pour les analyses comparables, comme par exemple celles en cycle de vie.) Ces calculs donneraient de précieuses informations si notre problème était celui de la « fin » des combustibles fossiles, et si l’on pouvait limiter ce problème en consommant avec la plus grande modération possible des combustibles fossiles. Si notre problème est la hausse du niveau d’endettement, calculer le taux de retour énergétique et tout autre indicateur du même genre ne permet en rien de nous montrer comment limiter le problème.
Si l’économie s’effondre, elle se contractera jusqu’à un niveau de production moindre qui est durable. Une grande partie de l’infrastructure mondiale a été construite lorsqu’il était possible d’extraire du pétrole à 20 dollars le baril. Cette époque est révolue depuis longtemps. Par conséquent, il semble que le monde aura besoin de s’effondrer à un niveau qu’il avait avant l’ère des combustibles fossiles – peut-être même longtemps avant l’ère des combustibles fossiles.
Si cela peut vous consoler, François Roddier affirme qu’une fois que de nouvelles économies auront commencé à se former, les survivants de l’effondrement auront tendance à être plus coopératifs. En fait, il propose le graphique suivant :
Nous savons que si des hommes survivent, il est très probable que de nouvelles économies existeront. Nous ne savons pas précisément à quoi elles ressembleront, à part qu’elles seront limitées à l’utilisation des seules ressources qui seront disponibles à ce moment-là.