Une nouvelle théorie de l’énergie et de l’économie
1ère partie

Générer de la croissance économique

Par Gail Tverberg
21 janvier 2015

Comment fonctionne réellement l’économie ? À mon avis, sur ce sujet, la littérature économique regorge de théories erronées. Après l’avoir étudié, je suis arrivée à la conclusion qu’énergie et dette jouaient un rôle extrêmement important dans tout système économique. Une fois que l’approvisionnement en énergie et d’autres aspects de l’économie commencent à faire l’objet de rendements décroissants, il y a de sérieuses chances qu’une implosion de la dette fasse s’effondrer l’ensemble du système.

Dans cet article, je vais détailler la première grande pièce de cette histoire, à savoir la manière dont l’économie est liée à l’énergie, et comment l’effet de démultiplication de l’énergie bon marché crée de la croissance économique. Pour avoir de la croissance économique, les salaires des travailleurs doivent servir à acheter toujours plus de biens et de services. Pour y arriver, les produits énergétiques bon marché sont beaucoup plus efficaces que les produits énergétiques chers. Si l’on remplace des produits énergétiques bon marché par des produits énergétiques plus chers, on peut s’attendre à ce que cela conduise à un ralentissement de la croissance économique.

Essayer de s’attaquer à cette question est une tâche terriblement ardue. Elle recouvre de nombreux domaines d’étude, notamment l’anthropologie, l’écologie, l’analyse des systèmes, l’économie et la physique des systèmes thermodynamiquement ouverts. Cela met aussi en jeu la question des limites dans un monde fini. La plupart des chercheurs qui ont abordé le sujet l’ont fait sans comprendre les nombreux problèmes que cela impliquait. J’espère que ma propre analyse pourra éclairer le sujet.

Une vue d’ensemble d’une économie en réseau

L’économie est un système en réseau constitué de clients, d’entreprises et d’administrations publiques. Ce qui permet de lier les uns aux autres tous ses différents constituants, c’est son système financier et les nombreuses lois et coutumes qui se sont développées avec le temps. Je représente habituellement le réseau économique comme un jeu pour enfants composé de bâtons qui se tiennent les uns les autres, mais qui, si on ne le perturbe pas comme il faut, s’effondre.

Figure 1. Dôme construit à l’aide de Leonardo Sticks.

Figure 1. Dôme construit à l’aide de Leonardo Sticks.

L’économie est un système autoorganisé. En d’autres termes, elle s’est peu à peu développée, pièce après pièce. De nouvelles entreprises ont été ajoutées, et d’anciennes ont disparu. De nouveaux clients ont été ajoutés, et d’autres sont partis. Les produits vendus ont peu à peu changé. Les États ont progressivement ajouté de nouvelles lois, et supprimé d’anciennes. À mesure que des modifications étaient apportées, le système s’est automatiquement réoptimisé pour s’y adapter. Par exemple, si une entreprise, contrairement aux autres, augmentait son prix de vente d’un produit, certains de ses clients pouvaient se diriger vers celles des entreprises vendant ce produit à moindre prix.

L’économie est représentée ici comme une structure creuse car, lorsqu’un produit devient obsolète, l’économie s’adapte progressivement au produit de remplacement, et perd sa capacité à supporter l’ancien. Par exemple, aux États-Unis, les voitures ont remplacé le cheval et le chariot. Il y a moins de chevaux aujourd’hui et beaucoup moins de fabricants de chariots. Les villes n’ont généralement pas de places pour garer les chevaux lorsqu’on fait les courses. À la place, on trouve de nombreuses stations à essence et des places de stationnement pour les voitures.

À cause de la manière dont une économie s’adapte à une nouvelle technologie, il devient pratiquement impossible de « revenir en arrière », et de reprendre l’ancienne technologie. Le moindre retour doit être fait à petite échelle et progressivement – par exemple, en ajoutant quelques chevaux en périphérie de la ville. Essayer d’ajouter un grand nombre de chevaux d’un coup aurait des effets très perturbateurs. Les chevaux empêcheraient les voitures de rouler, et laisseraient de grandes quantités de crottin dans les rues.

L’économie comme système adaptatif complexe et structure disséminante

Les analystes des systèmes appellent un système comme l’économie un système adaptatif complexe, du fait de sa tendance à se développer et à évoluer de manière autoorganisée. Cette tendance provient du fait que l’économie fonctionne dans un système thermodynamiquement ouvert – c’est-à-dire que l’économie reçoit de l’énergie de sources extérieures, et grâce à cette énergie, elle peut grossir et se complexifier. Du point de vue d’un physicien, un tel système s’appelle une structure dissipative. Les êtres humains, et en fait toutes les organismes vivants, sont des structures dissipatives. Il en va de même des ouragans, des galaxies et des zones de formation d’étoiles dans l’Univers. Tous ces systèmes dissipatifs commencent petit, croissent, puis finissent par s’effondrer et mourir. Souvent, de nouvelles structures similaires, et mieux adaptées à l’environnement changeant, les remplacent.

L’étude des types de systèmes qui se développent et s’autoorganisent est une discipline récente. Ilya Prigogine a reçu le prix Nobel de chimie en 1977 pour ses travaux pionniers sur les systèmes dissipatifs. François Roddier a lui aussi étudié l’économie en tant que structure dissipative. Son livre, publié en 2012, s’intitule Thermodynamique de l’évolution.

Pourquoi l’énergie est-elle centrale pour l’économie

Si l’économie est un système dissipatif, alors l’énergie doit clairement être au cœur de son fonctionnement. Mais faisons un pas en arrière et commençons par tenter de montrer que l’économie est un système qui repose sur l’énergie et qui se développe à mesure que l’on y ajoute toujours plus d’énergie extérieure.

Commençons même avant que les hommes n’entrent en scène. Plantes et animaux ont tous, sous une forme ou une autre, besoin d’énergie pour pouvoir croître, se reproduire, se déplacer et détecter des changements dans leur environnement. Pour les plantes, cette énergie provient souvent du soleil et de la photosynthèse. Pour les animaux, elle provient de la nourriture, qui peut être de divers types.

Plantes et animaux sont tous en concurrence avec d’autres espèces et d’autres membres de leur propre espèce. Les résultats possibles sont les suivants :

L’accès à une alimentation appropriée (une source d’énergie) est l’une des clés pour gagner cette compétition. Une énergie extérieure peut également être s’avérer utile. L’utilisation d’outils est une approche qu’ont adopté un certain nombre d’espèces animales, y compris les hommes. Même lorsque l’approche de l’animal se résume simplement à jeter une pierre sur un objet qu’il veut briser, cette pierre amplifie l’effet de l’énergie propre de l’animal. Dans de nombreux cas, il faut de l’énergie pour fabriquer un outil. Cela peut être de l’énergie humaine, comme lorsqu’on écaille une pierre avec une autre pierre, ou de l’énergie calorifique. Il y a 70 000 ans, les hommes ont compris qu’appliquer un traitement thermique aux roches facilitait leur transformation en outils.

Les hommes firent un pas encore plus grand que le fait d’utiliser des outils – en fait, c’est ce qui semble être ce qui sépare les hommes des autres animaux : en apprenant à utiliser le feu. Cela survint il y a environ 1 million d’années. L’utilisation contrôlée du feu offrit de nombreux avantages. Le feu permet de cuire la nourriture, qui a réduit de manière drastique le temps qu’il fallait passer à la mastiquer. Certains aliments que, jusqu’alors, on ne pouvait pas consommer, pouvaient désormais être cuits, ce qui les rendait digestes, et les hommes purent tirer un plus grand apport nutritionnel de leur alimentation. Leurs dents et leurs viscères devinrent peu à peu plus petits, et leurs cerveaux se développèrent, à mesure que les corps humains s’adaptaient à la nourriture cuite.

Utiliser le feu offrit aussi d’autres avantages. Réduire le temps de mastication libéra du temps pour fabriquer des outils. Le feu permit aussi de rester au chaud, et donc d’augmenter l’étendue des terres où survivre était possible. Enfin, les hommes utilisèrent le feu pour obtenir un avantage sur les autres animaux, que ce soit pour les chasser ou pour les effrayer.

Les hommes ont connu un succès incroyable dans leur concurrence avec d’autres espèces, éradiquant, lorsqu’ils s’y installaient, les espèces de grands prédateurs présentes sur chaque continent, uniquement à l’aide d’outils simples et en brûlant de la biomasse. Selon le paléontologue Niles Eldridge, la Sixième extinction de masse a commencé lorsque les hommes étaient encore chasseurs-cueilleurs, et qu’ils ont quitté l’Afrique il y a 100 000 ans. Les conséquences négatives des hommes sur les autres espèces se sont considérablement accrues une fois les hommes devenus agriculteurs, et qu’ils ont décidé que certaines plantes seraient de « mauvaises herbes » et que d’autres seraient dignes d’un usage accru.

À bien des égards, l’économie fondée sur l’énergie que les humains ont peu à peu bâtie est simplement une approche pour compenser la faiblesse de nos propres capacités :

Tous ces types d’adaptation ont au moins un élément-clé en commun : de l’énergie, qui peut se manifester sous des formes diverses :

L’un des usages-clés de l’énergie supplémentaire consiste à réduire la quantité de travail humain nécessaire aux activités agricoles, et à libérer du temps aux gens pour leur permettre d’occuper d’autres types d’emplois. Le tableau ci-dessous montre comment le pourcentage de la population travaillant dans l’agriculture a tendance à diminuer à mesure que la quantité d’énergie supplémentaire augmente.

Pourcentage de la force de travail dans l’agriculture
dans certains pays
d’après des données du CIA World Factbook

% agricultureÉnergie par pers.
Burundi 94% 0,47
Éthiopie 85% 1,59
Angola 85% 14,04
Afghanistan 79% 3,59
Kenya 75% 5,38
Cambodge 56% 4,23
Inde 53% 18,69
Arménie 44% 71,44
Chine 35% 75,84
Bolivie 32% 23,38
Égypte 32% 41,10
Nicaragua 28% 12,90
Kazakhstan 26% 132,00
Serbie 22% 105,46
Brésil 16% 57,70
Mexique 14% 64,76
Venezuela 7% 121,99
Australie 4% 270,10
Italie 4% 125,53
Japon 4% 170,66
États-Unis 1% 316,95

* en millions de BTU par personne, d’après des données de 2010 de l’EIA.
4 BTU ≈ 1 kcal.

Figure 2. Pourcentage de la main-d’œuvre dans l’agriculture, d’après des données du CIA World Factbook, rapporté à la consommation d’énergie par habitant, d’après des données de 2010 de l’EIA.

La quantité d’énergie par habitant que présente la figure 2 inclut uniquement les sources d’énergie qui font l’objet d’une transaction commerciale sur des marchés, et qu’il est donc facile de compter. Cela comprend l’énergie des combustibles fossiles et l’électricité obtenue à partir de sources diverses (combustibles fossiles, hydroélectricité, nucléaire, éolien, photovoltaïque). Par contre, cela n’inclut pas les autres sources d’énergie, comme par exemple :

En plus de réduire la part de la population nécessaire pour travailler dans l’agriculture, les sources « modernes » d’énergie permettent aussi :

La figure 3 ci-dessous montre que la population humaine a augmenté de manière phénoménale depuis que les combustibles modernes ont commencé à être consommés en grande quantité il y a environ 200 ans.

Figure 3. Population mondiale d’après le Bureau du recensement des États-Unis, superposée à la consommation de combustibles fossiles (rouge) publiée par Vaclav Smil dans Energy Transitions: History, Requirements and Prospects.

Figure 3. Population mondiale (en bleu) d’après le Bureau du recensement des États-Unis, superposée à la consommation de combustibles fossiles (en rouge) publiée par Vaclav Smil dans Energy Transitions: History, Requirements and Prospects.

En plus d’une nourriture supplémentaire et de meilleure qualité, des mesures d’hygiène publique et des médicaments, cette croissance démographique phénoménale a été rendue possible grâce à une diminution de la violence, en particulier entre groupes voisins. Cette moindre violence semble également avoir été le résultat d’un approvisionnement énergétique accru. Dans le règne animal, d’autres espèces proches de l’espèce humaine, comme les chimpanzés, ont aussi des instincts territoriaux. Ces instincts territoriaux ont tendance à limiter la population totale, car les individus mâles ont tendance à marquer de vastes zones comme étant leur territoire, et à se battre avec les autres mâles de leur espèce qui y pénètrent.

Les hommes semblent avoir surmonté une grande part de leur tendance à la territorialité. Cela a eu lieu lorsque la disponibilité généralisée des combustibles a accru le commerce international, rendant plus avantageux le fait de coopérer avec les pays voisins que de se battre avec eux. Disposer d’un système monétaire international eut également son importance.

Comment « fonctionne » le système de l’énergie et de l’économie

Nous échangeons de nombreux produits, mais en fait, la « valeur » de chacun de ces produits est très liée à l’énergie. Parmi les produits qui semblent ne pas être liés à l’énergie, et qui pourtant le sont effectivement, on trouve :

Les deux concepts suivants sont eux aussi étroitement liés à l’énergie :

Technologie et spécialisation sont le moyen d’apporter de la complexité au système. Joseph Tainter, dans L’effondrement des sociétés complexes, relève que la complexité est une manière de résoudre des problèmes. Lorsqu’elles ont de l’énergie supplémentaire à leur disposition, les sociétés l’utilisent à la fois pour accroître leur population et aller vers une plus grande complexité. Dans ma figure 1 (qui montrait ma propre représentation d’une économie), l’ajout de complexité correspond à l’ajout de bâtonnets. Du point de vue de la physique, c’est le résultat du fait d’injecter une plus grande quantité d’énergie dans l’économie, peut-être en utilisant une nouvelle technologie comme par exemple l’irrigation, ou en utilisant une autre technique qui accroît l’approvisionnement en nourriture, comme par exemple défricher, ce qui augmente les surfaces de terres agricoles.

À mesure que la quantité d’énergie qui entre dans le système augmente, des entreprises de plus en plus spécialisées sont créées. Plus de consommateurs sont ajoutés. La puissance publique joue souvent un rôle de plus en plus important à mesure que l’économie dispose de ressources accrues pour à la fois la soutenir et en laisser suffisamment pour les gens. À ses débuts, une économie repose largement sur l’agriculture, utilisant peu d’intrants énergétiques au-delà du travail humain, du travail animal et de l’énergie libre provenant du soleil. L’extraction de minerais utiles est également possible.

À mesure que l’on ajoute des produits énergétiques modernes, la quantité d’énergie (en particulier thermique) rendue disponible pour l’économie croît rapidement, permettant l’ajout d’une production manufacturière.

Figure 4. Consommation annuelle d’énergie par habitant (en mégajoules) en Angleterre et au Pays de Galles sur plusieurs périodes de 10 ans comprises entre 1561–1570 et 1850–1859, et en Italie sur la période 1861–1870. Figure de Wrigley.

Figure 4. Consommation annuelle d’énergie par habitant (en mégajoules) en Angleterre et au Pays de Galles sur plusieurs périodes de 10 ans comprises entre 1561–1570 et 1850–1859, et en Italie sur la période 1861–1870. Figure de Wrigley.

À mesure que ces produits énergétiques s’épuisent, les économies ont tendance à déménager leur production manufacturière vers d’autres lieux à moindre coût, et à se spécialiser dans les services, qu’il est possible de fournir avec une consommation d’énergie plus faible. Une fois ces changements opérés, ces économies deviennent « creuses » – elles ne sont plus capables de produire les biens et services de base qu’elles pouvaient auparavant se fournir à elles-mêmes.

Au lieu de cela, ces économies deviennent dépendantes d’autres pays pour leur fabrication manufacturière et l’extraction de leurs ressources. Beaucoup d’économistes se réjouissent lorsqu’une économie semble apparemment réduire sa dépendance aux combustibles fossiles, mais c’est une illusion créée par le fait que l’énergie grise des biens importés n’est jamais mesurée, ni même considérée. Le pays devient en même temps plus tributaire des fournisseurs à travers le monde.

Ce qui permet de lier les différents constituants d’une économie les uns aux autres, c’est son système financier. D’une certaine manière, le prix de vente de tout produit est la valeur de marché de l’énergie grise incorporée dans ce produit. Il existe également un coût (qui est en réalité un coût énergétique) de création de ce produit. Si le coût de la vente est inférieur au coût de création du produit, le marché va progressivement se rééquilibrer, de manière à faire correspondre les biens et les services qui peuvent être créés à marge nulle ou positive en tenant compte de l’ensemble des coûts, y compris indirects, comme les impôts et le besoin de capital pour pouvoir réinvestir. Tous ces coûts sont liés à l’énergie, dont une partie est de l’énergie humaine.

(a) La quantité de biens et services qu’une économie produit et (b) le nombre de personnes au sein d’une économie ont tous deux tendance à croître avec le temps. Si (a), c’est-à-dire la quantité de biens et services produits, croît plus vite que (b), la population, alors en moyenne, les individus vont trouver que leur niveau de vie augmente. Si, par contre, (b) croît plus vite que (a), alors les gens vont constater une baisse de leur niveau de vie.

Ce second cas, celui d’une baisse du niveau de vie, est la situation que connaissent désormais de nombreuses personnes dans les pays « développés ». Parce que l’économie fonctionne en réseau, la principale manière dont ce manque de biens et de services est transféré sur les travailleurs est par une baisse de leurs salaires ajustés de l’inflation. Cela peut aussi se faire autrement : par moins d’emplois, par des déficits publics accrus, ou éventuellement par des défauts de remboursement de dette.

Dans le cas contraire – c’est-à-dire si l’économie produit plus de biens et services par habitant – la manière dont cette information est transmise aux gens situés dans l’économie est celle d’une hausse du nombre d’emplois disponibles, une hausse des salaires ajustés de l’inflation, l’apparition de nouveaux produits peu coûteux sur le marché et des excédents budgétaires pour les États. Dans une telle situation, il y a des chances que la quantité de dette disponible croisse, en raison des perspectives économiques qui paraissent bonnes. À son tour, cette disponibilité accrue de la dette accélère encore plus la croissance de l’économie.

Les produits énergétiques extérieurs comme moyen de démultiplication de l’énergie humaine

Ce que les économistes nous disent, c’est que la valeur économique provient de la chaîne de transactions qui se met en place à chaque fois que quelqu’un achète un bien ou un service quelconque. Par exemple, si j’achète une pomme dans un magasin, je crée une chaîne de paiements. Le commerçant paie ses employés, qui à leur tour font leurs courses. Ils achètent aussi d’autres biens de consommation, paient des impôts sur le revenu, et achètent peut-être du pétrole pour leur voiture. Les employés paient les magasins dans lesquels ils achètent, et ces paiements mettent à leur tour en place de nouvelles chaînes de transactions indirectement liées à mon achat initial d’une pomme.

L’achat initial d’une pomme peut également aider le commerçant à rembourser une partie de la dette (principal + intérêts) qu’il a contractée pour son magasin, ou peut-être pour un emprunt immobilier. Le propriétaire du magasin peut également dédier une partie de l’argent de la pomme au versement de dividendes à destination des propriétaires du magasin. On peut supposer que tous les bénéficiaires de ces paiements utilisent aussi ce qui a été initialement payé au cours de l’achat d’une pomme pour payer d’autres personnes tout au long de leur chaîne de dépenses.

Dans quelle mesure la consommation de pétrole ou de charbon, ou même l’utilisation d’animaux de trait, diffèrent-elles de la simple création d’une chaîne de transactions telle que décrite ci-dessus ? Prenons un exemple qui peut être mis en pratique, soit avec du travail manuel et de l’énergie grise incorporée dans des outils, soit en consommant des combustibles fossiles : des chaussures.

Si un cordonnier fabrique des chaussures, cela va probablement lui prendre beaucoup de temps – sans doute plusieurs heures. À un moment ou à un autre, il faudra faire appel à un tanneur pour tanner la peau de la chaussure, et à un agriculteur pour élever l’animal dont la peau va être utilisée pour fabriquer la chaussure. Avant que ne soient ajoutés les combustibles modernes, toutes ces étapes nécessitaient beaucoup de travail. Acheter une paire de chaussures était vraiment coûteux – l’équivalent du salaire d’un ou deux jours de travail. Les bottes pouvaient représenter l’équivalent salarial d’une semaine de travail.

L’avantage que procure l’utilisation de combustibles comme le charbon ou le pétrole, c’est que cela permet de fabriquer des chaussures à moindre coût. Aujourd’hui, le travail est réalisé dans une usine, dans lesquelles des machines électriques font l’essentiel du travail qui, autrefois, était effectué par les hommes, et desquelles partent des véhicules à moteur qui transportent jusqu’à l’acheteur ce qui a été fabriqué. Le charbon a un rôle majeur dans la fabrication des machines électriques que l’on utilise dans ce processus, et on peut aussi l’utiliser pour générer de l’électricité. L’utilisation de charbon et de pétrole réduit énormément le coût d’une paire de chaussures – disons, l’équivalent salarial de deux ou trois heures de travail. L’avantage majeur qu’apporte le fait de consommer des combustibles modernes est donc que cela permet aux salariés d’en avoir plus : non seulement ils peuvent acheter une paire de chaussures, mais ensuite, il leur reste encore de l’argent pour s’acheter d’autres produits.

Le fait qu’un salarié puisse à présent acheter des biens supplémentaires avec son revenu crée des chaînes de paiement supplémentaires – qui n’auraient pas été possibles s’il avait dû dépenser une large part de son salaire pour acheter ces chaussures. Cette hausse de la « demande » (en fait, de la « quantité abordable ») est ce qui permet au reste de l’économie de grossir, car il reste à celui qui dépense une plus grosse part de son salaire qu’il peut consacrer à dépenser pour d’autres biens. Cela définit la situation de croissance décrite précédemment, où la quantité totale de biens et services dans l’économie se développe plus rapidement que la population n’augmente.

Ainsi donc, le principal avantage qu’apporte à l’économie le fait d’utiliser du charbon ou du pétrole est que cela lui permet de fabriquer des produits à moindre coût, par rapport à une fabrication de biens uniquement par du travail humain. D’une certaine manière, le travail humain est très coûteux. Si en utilisant une machine qui fonctionne au pétrole, ou à l’électricité produite en brûlant du charbon, une personne peut fabriquer le même type de biens à moindre coût, il aura démultiplié ses propres capacités grâce à celles du combustible. On peut appeler cela « technologie » si l’on veut, mais sans le combustible (que ce soit pour fabriquer les parties métalliques à l’intérieur des machines, pour faire fonctionner ces machines ou pour transporter le produit jusqu’au consommateur final), fabriquer et transporter les chaussures n’aurait tout simplement pas été possible pour un coût aussi faible.

Tous les secteurs de l’économie bénéficient de cette approche fondée sur l’énergie extérieure, qui permet fondamentalement de rendre le travail humain plus efficace. Les salaires augmentent, reflétant l’apparente efficacité du travailleur (en fait, du travailleur + de la machine + du combustible que cette machine consomme). Ainsi, si l’emploi qu’a un travailleur dans l’économie est concerné par cette amélioration, il peut en tirer un double avantage : un salaire plus élevé et le bénéfice d’un prix plus bas des chaussures. Les États recevront plus de recettes fiscales, tant des impôts sur les salaires (grâce à la nouvelle chaîne de valeur et aux salaires plus élevés rendus possibles par une meilleure « efficacité ») que des impôts relatifs à l’extraction pétrolière, si cette extraction se fait localement. Les recettes fiscales supplémentaires peuvent être investies dans des routes, qui fourniront à leur tour aux fabricants de chaussures le moyen de livrer leurs produits sur des marchés plus éloignés, améliorant encore le processus.

Que se passe-t-il si le prix du pétrole augmente parce que son coût d’extraction augmente ? On peut s’attendre à une telle hausse du coût d’extraction finisse par arriver, car le pétrole que nous extrayons en premier est systématiquement le plus facile et le moins cher à extraire. Lorsqu’une extraction supplémentaire est lancée plus tard, ses coûts sont plus élevés, pour diverses raisons : les puits doivent être plus profonds, ou sont plus difficiles d’accès, ou exigent de faire appel à de la fracturation, ou sont dans des pays qui ont besoin de recettes fiscales élevées pour acheter leur paix sociale. Les coûts accrus reflètent le fait que pour produire un baril de pétrole, on ait besoin de plus de travailleurs et de plus de ressources de toutes sortes.

Certains considèrent ces coûts plus élevés comme une « bonne chose », puisqu’ils entraînent de nouvelles chaînes de paiement, par exemple, liées au sable de fracturation ou à d’autres produits que l’on n’utilisait pas auparavant. Mais en fait, le coût plus élevé est le signe que l’on atteint des rendements décroissants, dont les conséquences sur l’économie sont très néfastes.

Si un pétrole plus cher à extraire a des conséquences négatives sur l’économie, c’est parce que la hausse des salaires ne suit pas ce nouvel ensemble de coûts de production du pétrole. Si l’on revient à l’exemple précédent, c’est un peu comme en revenir à la fabrication de chaussures à la main. Les économistes relèvent souvent qu’une hausse des prix du pétrole nuit aux pays importateurs de pétrole. Cependant, ce n’est là qu’une moitié du problème. Une production pétrolière plus coûteuse a pour conséquence qu’un moins grand nombre de biens et services sont produits au niveau mondial (comparé à la quantité qui aurait été produite sinon), car la consommation concentrée de ressources par le secteur pétrolier ne lui permet de produire qu’une petite quantité de pétrole en plus de celle qu’il arrivait à produire auparavant. Lorsque cela se produit, la quantité de ressources disponibles au reste du monde pour produire d’autres produits (y compris sous forme de travailleurs) est moindre. On pourrait comparer la consommation croissante de ressources par le secteur pétrolier à un cancer qui sape les forces d’un patient en se développant. Les pays importateurs de pétrole ont un double « contrecoup », à la fois parce qu’ils participent à la baisse mondiale de la production de biens et parce que, en tant que pays importateurs, ils ne profitent pas des avantages de l’extraction et de la vente du pétrole.

Une autre manière de voir les conséquences de prix plus élevés du pétrole est de regarder la situation du point de vue des consommateurs, des entreprises et des États. Les consommateurs réduisent leurs dépenses discrétionnaires en réaction au prix plus élevé du pétrole, comme en témoignent les prix du pétrole et alimentaires. Cette diminution déclenche des chaînes entières de réductions d’autres achats. Les entreprises constatent qu’un poste majeur de leurs coûts de production (le pétrole) s’est renchéri, mais sans que les salaires des acheteurs ne suivent. Ils y répondent comme ils peuvent – en réduisant les salaires (puisque c’est là un autre poste des coûts de production), en délocalisant leur production vers une région du monde à plus faible coût de production, ou en automatisant un peu plus leurs processus, ce qui réduit encore davantage les salaires élevés des travailleurs qui interviennent dans le processus de production. Les États, quant à eux, se retrouvent face à un plus grand nombre de demandes d’indemnisation du chômage et à des recettes fiscales en baisse.

En fait, si l’on regarde les données, on voit exactement l’effet auquel on pourrait s’attendre. Les salaires ont tendance à augmenter lorsque les prix du pétrole sont bas, et à perdre leur capacité à augmenter lorsque les prix du pétrole sont élevés (figure 5). Aux États-Unis, le seuil de prix du pétrole à partir duquel les salaires cessent de croître semble se situer autour de 40 dollars le baril.

Figure 5. Salaires moyens en dollars de 2012, et prix du pétrole de Brent, lui aussi en dollars de 2012. Les salaires moyens sont le total des salaires d’après les données du BEA ajustées du CPI-Urban, divisés par la population totale. Cela reflète donc les évolutions, à la fois de la part de la population employée, et des niveaux de salaire.

Figure 5. Salaires moyens en dollars de 2012, et prix du pétrole de Brent, lui aussi en dollars de 2012. Les salaires moyens sont le total des salaires d’après les données du BEA ajustées du CPI-Urban, divisés par la population totale. Cela reflète donc les évolutions, à la fois de la part de la population employée, et des niveaux de salaire.

Que se passe-t-il si, de manière temporaire, les prix du pétrole sont artificiellement bas ? Le truc, c’est qu’avec des prix aussi bas, les sociétés pétrolières se retrouvent à ne pas pouvoir payer tous leurs coûts. Peut-être pourront-elles assurer le coût d’exploitation des champs de pétrole matures, et couvrir les dépenses courantes de l’extraction du pétrole au Moyen-Orient. Mais d’autres postes de coût ne pourront pas être payés. Ce qui se retrouvera contraint en premier dans la chaîne est ce qui, au quotidien, semble être le moins indispensable : les impôts payés aux États, les fonds dédiés à l’exploration, les fonds dédiés au remboursement des dettes, et les fonds destinés aux dividendes versés aux actionnaires.

Malheureusement, les activités pétrolières ne peuvent guère se prolonger très longtemps au sein d’un système aussi bancal. Les entreprises doivent couvrir leurs coûts aussi bien directs qu’indirects. Les prix bas du pétrole créent un système proche de l’écroulement à mesure que la production de pétrole se réduit et que diminue la capacité à démultiplier le travail humain avec des sources d’énergie moins coûteuses. Faire remonter le prix du pétrole à un niveau suffisant risque d’être un problème à l’avenir, parce que les compagnies pétrolières ont besoin de dette pour financer de nouvelles productions pétrolières. (Ces nouvelles productions sont nécessaires pour compenser le déclin de production des champs matures.) Avec des prix bas du pétrole – voire des prix du pétrole très volatils – le montant qu’il est possible d’emprunter se réduit, et le coût des intérêts augmente. Ces deux contraintes combinées rendent impossibles de nouveaux investissements.

Si le coût croissant des produits énergétiques, du fait de rendements décroissants, a tendance à éliminer la croissance économique, comment peut-on contourner le problème ? Pour générer de la croissance économique, il est nécessaire de produire des biens de telle sorte que le prix de ces biens ne cesse de diminuer par rapport aux salaires. Ce n’est clairement pas ce qui s’est passé ces dernières années.

Pour obtenir cet effet, les entreprises ont alors face à une tentation, celle d’éliminer complètement les travailleurs – simplement en automatisant totalement le processus. Cela ne fonctionne pas, parce que ce sont les travailleurs qui doivent pouvoir acheter ce qui est produit. Pour pouvoir fournir les paiements de transfert à tous les travailleurs qui se retrouvent au chômage, les États doivent alors enfler démesurément sur le plan financier. Mais qui paiera tous ces impôts ?

La réponse courante à notre problème de rendements décroissants est celle d’une plus grande efficacité. Mais l’efficacité augmente rarement la croissance économique de plus de 1% ou 2% par an. Les pays occidentaux ont fait de gros efforts d’efficacité ces dernières années, et pourtant, les résultats globaux de la croissance économique n’ont pas été très bons, ni aux États-Unis, ni en Europe, ni au Japon.

Il est établi que les systèmes dissipatifs fonctionnent en consommant des quantités d’énergie sans cesse croissantes jusqu’à ce qu’ils atteignent un seuil au-delà duquel les rendements décroissants les poussent finalement à s’effondrer. Une autre solution pourrait donc être de continuer à ajouter au système autant d’énergie bon marché que possible. Cette approche ne fonctionne pas très bien non plus. Le charbon a tendance à être polluant, tant en matière de la pollution de l’air (en Chine) que d’émissions de dioxyde de carbone. Certains ont également suggéré la solution du nucléaire, mais le nucléaire pose d’autres problèmes de pollution, et il peut lui aussi s’avérer coûteux. Substituer à une source de production d’énergie existante une source plus coûteuse de production d’électricité va dans la mauvaise direction – dans celle de biens qui se renchérissent par rapport aux salaires, et donc dans celle de rendements encore plus décroissants.

Continuer sans croissance économique ne fonctionne pas non plus. Cela a tendance à contracter le système de dettes, qui fait partie intégrante de l’ensemble du système. Mais c’est là un sujet pour un prochain article.

Remarque à propos de métriques énergétiques alternatives

Le lecteur remarquera que, dans mon analyse, j’utilise le coût (en dollars, ou dans toute autre unité monétaire) de la production d’énergie, y compris les coûts indirects, qui sont difficiles à mesurer, comme le nécessaire financement de la puissance publique par l’impôt, le coût des intérêts et des dividendes, et le coût des nouveaux investissements. Le monde universitaire utilise d’autres métriques qui prétendent mesurer les besoins énergétiques, mais qui ne mesurent pas la même chose.

Certaines précautions sont nécessaires pour utiliser ces métriques. Les études qui les utilisent semblent souvent recommander l’utilisation de sources d’énergie qui sont coûteuses à produire et à distribuer une fois que l’on prend en compte tous les coûts. Ma propre analyse suggère que les produits énergétiques coûteux favorisent la contraction économique, quel que soit ce que semble suggérer les résultats de ces études en termes de taux de retour énergétique ou d’analyse en cycle de vie.


Cet article est la première partie d’une série de 3 articles, intitulée Une nouvelle théorie de l’énergie et de l’économie, dont la seconde partie traite du lien à long terme entre PIB et énergie, et la dernière partie, du problème de la dette quand on atteint des limites au pétrole.