vendredi 11 décembre 2015
Chers lecteurs,
Dans le dernier rapport annuel de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le World Energy Outlook (WEO) édition 2015 (dont nous avons discuté en détail sur ce blog), nous avons eu la chance que l’AIE nous laisse un tableau de chiffres sur l’évolution de la production d’hydrocarbures liquides (que, par abus de langage, on désigne depuis des années par « pétrole » ou « tous liquides pétroliers »), telle qu’elle le prévoit pour les 25 prochaines années en suivant son scénario central. Il s’agit du tableau 3.5, que je reproduis ci-dessous :
Les rapports de l’AIE publiés en 2012 et 2014 donnaient également ces valeurs (en fait, en 2012, l’AIE ne publiait qu’un graphique, ce qui m’a imposé un travail de bénédictin pour obtenir les chiffres du graphique). Cela m’a permis d’écrire deux messages distincts sur ce qui serait, selon l’AIE, l’évolution à attendre de l’énergie brute et de l’énergie nette tirées du pétrole, en utilisant certains paramètres conventionnels pour estimer le contenu énergétique de chaque catégorie et de leur taux de retour énergétique (TRE) respectif (pour plus d’informations sur ces paramètres et leur discussion, lire le billet « Le crépuscule du pétrole » () ; pour faciliter la comparaison, je vais utiliser les mêmes paramètres dans le billet de cette année, même s’il aurait été possible de choisir de meilleurs paramètres, qui soient plus conservateurs ou plus élevés). Dans ces billets, je propose aussi une estimation plus réaliste de la manière dont l’énergie nette obtenue des hydrocarbures liquides va évoluer, une fois corrigés les maquilles comptables les plus manifestes.
Lorsque j’ai publié « Le crépuscule du pétrole » () en 2012, ce billet a fait grosse impression, car il montrait que, à sa manière, l’AIE communiquait sur le fait qu’il existait de sérieux problèmes vis-à-vis du pétrole, même sans corriger les maquillages comptables les plus évidents. Dans l’esprit de donner une véritable traçabilité aux prévisions de l’AIE, j’ai refait la même analyse en 2014 (en 2013, je n’ai pas pu le faire, l’AIE n’ayant pas fourni les données nécessaires) dans le billet « Le crépuscule du pétrole : édition 2014 » (). Pour les mêmes raisons, je vais encore faire la même analyse cette année. Je ne discuterai pas des hypothèses ou de la méthodologie adoptée. Je vais simplement montrer les graphes que l’on obtient avec les données de cette année, et me concentrer sur la comparaison des résultats de cette année de ceux de l’année dernière.
Je distingue six catégories différents d’hydrocarbures liquides produits. Quatre d’entre elles correspondent à du pétrole conventionnel, trois à du brut (« Champs existant aujourd’hui » – bande noire – « Champs à exploiter » – bande bleu ciel – et « Champs à découvrir » – bande bleu foncé) et la dernière aux « Liquides de gaz naturel » – bande violette. En outre, j’inclus deux autres catégories de pétrole non conventionnel : le pétrole léger de réservoir compact (en anglais Light Tight Oil ou LTO en abrégé) – bande rouge – et le reste du non conventionnel (sans séparer, comme le fait le tableau 3.5, les fiouls extra-lourds et les bitumes) – bande jaune.
Il existe deux catégories dans le tableau 3.5 qui ne sont pas explicitement incluses ci-dessus, et qui doivent être discutées.
La première est liée à la « récupération assistée du pétrole » (en anglais, Enhanced Oil Recovery, ou EOR en abrégé). Distinguer l’EOR dans la production de pétrole conventionnel comme s’il s’agissait d’une catégorie bien distincte est assez artificiel, car le déclin final de la production de pétrole brut conventionnel se produit du fait de la baisse annuelle rapide des champs matures et ce bien que ce soit précisément sur ces champs que l’industrie a le plus massivement recours à l’EOR. Pour cette raison, et comme je l’ai fait en 2014, je vais inclure les valeurs EOR à la catégorie des « Champs actuellement en exploitation » ou « Champs existants » dans les calculs ci-dessous.
L’autre catégorie non explicitée est ce qui correspond aux « gains de raffinage ». Comme je l’ai expliqué dans mon premier billet sur Le crépuscule du pétrole, la dénomination « gains de raffinage » correspond à l’augmentation de volume des produits raffinés dans les raffineries. L’idée est simple : quand un baril de pétrole entre dans les raffineries, il en ressort plus d’un baril de produits raffinés (essence, gazole, kérosène, goudrons, etc.). Même si en comptant ces « gains de raffinage » en termes énergétique et non en volume (chose douteuse, comme on le sait à l’IEA), ils ne correspondent pas à un gain net d’énergie : le processus de raffinage est un processus physico-chimique et de ce fait, de l’énergie est nécessairement consommée, ce qui signifie que les produits résultants contiennent nécessairement, et pour de simples raisons thermodynamiques, moins d’énergie que les produits entrant dans la raffinerie. Les produits combustibles issus du raffinage peuvent, selon le type de pétrole et le procédé utilisés, contenir effectivement plus d’énergie que le pétrole entrant dans la raffinerie, mais seulement si, en plus de ce pétrole, entrent aussi dans la raffinerie de grandes quantités de gaz naturel, en partie pour fournir de la chaleur et en partie pour réagir chimiquement avec le pétrole et obtenir de nouvelles molécules plus énergiques. Si l’on tient compte de l’énergie du pétrole et du gaz naturel utilisés, on comprend alors de manière évidente que les produits résultants contiennent, par baril de pétrole transformé, moins d’énergie que le pétrole et le gaz naturel entrants. Par conséquent, compter les gains de raffinage comme un supplément d’énergie tiré du pétrole est tout à fait faux, car ce supplément d’énergie dans les produits raffinés provient – au prix d’une perte considérable – du gaz naturel, qui est compté dans une statistique séparée. Il est assez remarquable que dans ses rapports annuels de 2013 et 2014, l’AIE ait décidé de ne pas inclure cette catégorie parasite des « gains de raffinage » (bien qu’elle continue à la compter dans ses rapports mensuels), ce qui suggère que son inclusion ajoute une confusion intéressée. Qu’en 2015, elle ait choisi de réintroduire cette catégorie montre combien l’AIE tente de manière désespérée de cacher les problèmes. Dans ce qui suit, je ne m’embêterai pas à comptabiliser cette catégorie dénuée de sens.
Le graphique issu du tableau 3.5 de l’évolution du volume d’hydrocarbures liquides produits selon l’AIE (en excluant les « gains de raffinage ») est le suivant :
Ce que ce tableau a de plus remarquable si on le compare à celui de 2014 (voir ci-dessous) est que, selon le tableau de 2014, la catégorie « Champs à exploiter » (bande bleu ciel) connaîtrait une augmentation rapide dans les années suivantes, ce qui expliquait pourquoi, dans le graphique de 2014, on voyait un second pic de pétrole brut (les trois bandes inférieures prises ensemble) en 2015. Nous savons à présent que ce ne sera pas le cas, et qu’au contraire, nous sommes sur le déclin du pétrole brut :
Curieusement, on arrive en gros à la même valeur pour la quantité de pétrole de tout type produit en 2030, grâce à de petites majorations cachées dans les autres catégories (sauf le LTO).
Le graphique de l’énergie brute pour cette année est le suivant :
Sa comparaison avec celui de 2014 souligne la disparition de la croissance rapide des « Champs à développer » :
Les scénarios en énergie nette sont fidèles à ce que l’on pouvait attendre. Voici celui pour 2015 :
Et voici celui pour 2014 :
Enfin, voici les scénarios plus réalistes et en énergie nette pour 2015 :
Et ceux pour 2014 :
Comme vous pouvez le voir, ils sont tous deux très semblables malgré la différence vers 2015, et convergent vers pratiquement la même valeur d’énergie nette pour 2040 (certes, le scénario reste peu flatteur, dans la mesure où l’énergie nette tirée du pétrole se retrouve réduite de moitié dans les 25 prochaines années, mais il existe d’autres scénarios encore bien pis). En somme, du premier coup d’œil, si l’on met à part l’anomalie sur les champs à développer, nos résultats sont presque identiques à ceux de 2014.
Justement, ce qui est intéressant, c’est d’explorer les petites différences qui existent entre les deux scénarios, parce que ce sont eux qui nous donnent des informations sur les variables que l’AIE a davantage ajustées pour essayer de montrer qu’il n’y a pas de problème, et ce seront précisément ces variables qui vont nous dire où ils se situent les problèmes les plus graves. En ce sens, il est intéressant de comparer le tableau 3.6 du WEO 2014, que je reproduis ci-dessous, au tableau 3.5 du WEO 2015 (qui est reproduit en tout début de ce billet) :
La première question qui attire l’attention, après une véritable analyse, est le changement des taux de déclin final appliqués aux « champs existants » entre les deux années. Il est possible d’estimer le taux annuel « officiel » de déclin final appliqué aux champs en production selon chaque WEO, en comparant simplement la production prévue en 2040 avec celle prévue en 2020 (pour les inconditionnels des mathématiques, la formule que j’utilise pour déterminer le pourcentage annuel de baisse de la production r en fonction de la production en 2020, P2020, et de la production en 2040, P2040, est r = 100 × [1 – exp (log (P2040 / P2020) / 20)]). Le taux de déclin annuel que l’on obtient est sensiblement différent selon que l’on intègre ou non l’EOR dans ces chiffres. Le tableau suivant résume la situation :
r | rEOR | |
WEO 2014 : | 4,0 % | 3,3 % |
WEO 2015 : | 4,1 % | 3,1 % |
Comme on peut le voir, le déclin final des champs existants en 2015 est légèrement plus élevé dans le WEO 2015. Pour compenser une réalité de plus en plus désagréable, la catégorie des EOR a subi une croissance, puisque si dans le WEO de 2014, l’AIE estimait qu’elle atteindrait 4,4 Mb/j en 2040, elle croit maintenant que cette catégorie va atteindre 5,8 Mb/j en 2040, ce qui est difficile à justifier, car aucune avancée technologique n’est apparue en un an pour justifier un tel optimisme. En fait, c’est tout le contraire : ce que l’on a observé cette dernière année, c’est une diminution de l’effort dans l’exploration et le développement de nouveaux champs, fruit du désinvestissement que nous avions anticipé début 2014, qui à son tour était la conséquence de la mauvaise situation financière du secteur avant même la chute actuelle des prix, et que la situation actuelle de prix bas a aggravé, à mesure que nous entrons dans la spirale de la destruction de la demande/destruction de l’offre ().
Le tripatouillage constant auquel la catégorie de la récupération avancée (EOR) fait l’objet de la part de l’AIE sert, comme vous le voyez, à camoufler le déclin final de plus en plus évident des champs de pétrole existants. Ainsi, en pratique, l’AIE a arrondi ses chiffres pour que le déclin final des champs existants (en y incluant l’EOR) soit de 3,1 % par an, alors que l’AIE elle-même a reconnu à plusieurs reprises que ce déclin était de 6 % par an (dans les graphiques des scénarios plus réalistes plus haut, le rythme annuel de déclin est modifié pour correspondre à ces 6 %). C’est le même souci de camoufler le déclin final des champs actuellement en production qui explique le retour de la méprisable catégorie des « gains de raffinage ».
Si vous avez regardé le tableau 3.5 du WEO de 2015, vous avez vu que l’AIE nous donnait les taux de change absolus et annualisés pour chaque catégorie dans la colonne de droite. Si vous avez creusé un peu plus, il ne vous aura pas échappé que, malgré le caractère fantaisiste de l’évolution de certaines catégories de pétrole brut conventionnel, sans la contribution des liquides de gaz naturel et la hausse du « pétrole conventionnel », on aurait eu une diminution, une chute. L’AIE dépend de manière excessive des liquides de gaz naturel pour déguiser la chute brutale du pétrole brut conventionnel, et cela lui permet, dans ce WEO de prévoir une production accrue de 1 Mb/j en 2040 que dans le WEO de 2014. Mais près de 90 % de ces « liquides de gaz naturel » sont du propane et du butane, et bien que son introduction dans les raffineries pallie la demande de pétrole pour la production de matières plastiques (puisque le butane a remplacé le pétrole dans la production de butylène, et le propane, pour la production de propylène), le fait est que la production de plastiques représente 10 %, soit une part importante, bien que non majoritaire, de l’ensemble de la consommation de pétrole brut. Les liquides de gaz naturel contiennent également une faible proportion d’hydrocarbures très légers (principalement du pentane) qui peuvent être mélangés à l’essence classique. Pire : inclure la production de liquides de gaz naturel comme s’il s’agissait de pétrole est manifestement exagéré, puisque tout ce volume ne peut pas être exploité comme substitut au pétrole, et les liquides de gaz naturel ne peuvent pas tous être utilisés dans les différents usages du pétrole.
La dernière chose que je voudrais souligner dans cette comparaison entre WEO 2014 et WEO 2015 de la production de pétrole par type est la différence d’évolution du LTO. En 2014, le mirage de la fracturation hydraulique éblouissait encore de son grand éclat, et certains pariaient qu’à son apogée, le LTO fournirait 6,6 Mb/j. En 2015, avec l’effondrement de plus en plus évident de la fracturation hydraulique, l’AIE reconnaît que le LTO ne dépassera jamais les 5,5 Mb/j. En fait, cette réévaluation est encore timide : en ce moment, la production du LTO aux États-Unis, qui a atteint environ 4 Mb/j en mars de cette année, est déjà redescendue en dessous des 3,5 Mb/j (en seulement 9 mois), avec un rythme de déclin phénoménal, comme celui de la formation Eagle Ford, de l’ordre de 30% (quelques-uns des « experts » qui pullulent dans les médias devraient en prendre connaissance, s’ils veulent éviter d’être totalement ridicules : à ces « experts », avec affection et comme d’habitude, je recommande notre guide).
En résumé : l’analyse des données sur la production de pétrole par type que l’AIE publie dans ses rapports annuels récents nous montre, de manière régulière et cohérente, une baisse de l’énergie nette tirée du pétrole, qui est susceptible d’être beaucoup plus importante que ce que l’on pourrait anticiper à partir des données brutes de l’AIE, dès lors que l’on corrige simplement les maquillages de données les plus évidents. D’un autre côté, les efforts de l’AIE pour dissimuler le déclin de plus en plus marqué de la production de pétrole conventionnel deviennent très compliqués, parce qu’il reste de moins en moins de catégories de refuge (par exemple, avec l’effondrement du LTO), et c’est probablement ce qui a sauvé la funeste idée des « gains de raffinage ». Face à un déclin de plus en plus prononcé, et dans un climat de désinvestissement sévère et de risque de conflit croissant dans les pays producteurs, l’AIE sera, à un moment ou à un autre au cours des prochaines années, forcée de reconnaître que la situation est beaucoup plus difficile que ce qu’elle voudrait bien admettre. Le problème est qu’il sera alors beaucoup plus difficile de réagir correctement, en particulier vu le cours actuel des événements.
Salutations,
AMT