9 décembre 2016
Chers lecteurs,
Comme vous le savez si vous suivez ce blog depuis un certain temps, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) publie son rapport annuel, le World Energy Outlook (WEO), à la mi-novembre. Vous savez aussi qu’il y a peu, nous avons commenté sur ce blog le dernier rapport et certaines de ses conséquences. Certaines années, l’AIE fournit des données détaillées sur la production d’hydrocarbures liquides qu’elle prévoit pour les 25 prochaines années selon le scénario de référence, et lorsque cette information est disponible (l’AIE ne la donne pas toujours et suit une politique assez erratique à cet égard), j’analyse ces données pour essayer d’évaluer comment l’énergie disponible tirée du pétrole va évoluer, car l’AIE a une mauvaise habitude d’exprimer la production comme une somme de volumes de produits différents, avec un contenu en énergie différent et des coûts énergétiques de production différents. Cette année fait partie de celles où l’AIE fournit l’information nécessaire, y compris des informations nouvelles et utiles ; voici donc l’édition 2016 du « crépuscule du pétrole ».
Du fait du débat introduit par l’AIE dans son WEO 2016 sur les scénarios susceptibles de survenir si la tendance au désinvestissement actuelle se prolonge dans le secteur pétrolier, j’ai jugé bon de présenter deux scénarios pour analyser l’évolution de l’énergie tirée du pétrole : le « scénario central » qui correspond à ceux que j’ai étudiés les années précédentes, et où l’on admet que les investissements reviendront, comme le suppose l’AIE ; et un « scénario de faible investissement », ce qui est exactement le scénario contraire. La vérité, comme nous le verrons, va se trouver quelque part entre les deux.
Voyons tout d’abord les données sur lesquelles repose cette analyse, le tableau 3.11 du WEO 2016 :
Il est possible d’exprimer ce tableau sous forme graphique, en suivant le code de couleurs de la figure 3.15 du WEO 2016, dont nous avons déjà parlé en détail.
Bien que j’aie moi-même généré ces graphiques, j’ai choisi de nommer les types d’exploitation en anglais parce que je sais que ces graphiques vont être réutilisés, et que je devrai expliquer à quoi correspond chaque catégorie :
Notez que contrairement à d’autres années, les catégories de « Champs découverts, mais non encore exploités » (en rouge) et « Champs non encore découverts » (bande violette) sont sur le dessus du graphique, pour respecter l’unité des couleurs de la figure 3.15 du WEO, et aussi pour faciliter la comparaison que nous ferons dans la seconde partie de ce billet.
Je répète ici le graphique de la production d’hydrocarbures prévue par le scénario de référence du WEO 2016, pour faciliter la comparaison avec le graphique équivalent du WEO 2015, tiré de l’édition 2015 du « crépuscule du pétrole ».
Les deux WEO font à peu près la même prévision de volume d’hydrocarbures produits en 2040, autour de 103 millions de barils par jour (Mb/j), bien que le chemin pour arriver à ce chiffre présente des différences significatives. Parmi celles-ci, il faut souligner en particulier l’augmentation considérable du volume de pétrole « non encore exploité » du WEO 2015 (qui, dans le WEO 2016, correspond à la somme de « Exploitation approuvée », bande violette, et de « Découvert, mais non approuvé », bande rouge) : alors que le WEO 2015 avançait une projection de 21,3 Mb/j en 2040 pour cette catégorie, le WEO 2016 estime cette production à 27,2 Mb/j en 2040 (et ce, malgré le fait que la période de prévision soit plus courte d’un an, et donc que la production estimée pour 2016 devrait être légèrement inférieure à l’estimation de 2015). Malheureusement, ces changements soudains dans la composition de la production future sont habituels dans les WEO de ces dernières années, comme je l’ai signalé à plusieurs reprises, et ils sont probablement la conséquence de la difficulté de faire correspondre une réalité de production complexe à des prévisions économiques prédéterminées beaucoup plus optimistes ; en ce sens, il convient de souligner qu’il y a dix ans, l’AIE pensait encore qu’en 2035, le monde serait en mesure de produire 120 Mb/j, alors qu’à présent elle croit que la production mondiale sera légèrement supérieure à 100 Mb/j en 2040.
Les données ci-dessus sont, comme toujours, la somme des volumes des différents hydrocarbures liquides plus ou moins assimilables à du pétrole, malgré le fait qu’il s’agisse de produits très différents. Cependant, ces différentes substances ayant des contenus énergétiques différents, il serait intéressant de savoir quelle est la quantité brute d’énergie qu’ils apportent. Suivant la même approche que celle appliquée depuis 2012, je considère que les pétroles non conventionnels contiennent, en moyenne, seulement 70 % de l’énergie des pétroles conventionnels. Avec cette hypothèse, j’obtiens la figure suivante de l’évolution attendue d’énergie brute selon le WEO 2016 :
À comparer avec le graphique obtenu à partir du WEO 2015 :
Bien que la répartition des différents types d’hydrocarbures liquides ne soit pas identique, vous pouvez voir que le résultat est très similaire. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire : comme vous le savez, les différents types d’hydrocarbures liquides ont des coûts de production différents, y compris en termes énergétiques. Nous allons estimer l’énergie nette de chaque type d’hydrocarbures, définie comme la fraction restante d’énergie une fois l’énergie de production soustraite. Pour les différents types d’hydrocarbures liquides, je vais utiliser les mêmes valeurs conventionnelles de Taux de Retour Énergétique (TRE) que j’ai utilisées les années précédentes, listées ci-dessous :
On peut calculer l’énergie nette N de chaque type d’hydrocarbure à partir de l’énergie brute B (donnée par le tableau ci-dessus) et le TRE de ce type d’hydrocarbure grâce à la formule : N = (1 – 1/TRE) × B. On obtient alors le graphique de l’énergie nette suivant :
À comparer avec celui obtenu à partir des données du WEO 2015 :
Comme on peut le voir, dans les deux cas, le pic énergétique se produit la même année, en 2015, mais avec les données du nouveau WEO, la chute en énergie nette est un peu plus rapide qu’avec les données de l’an passé, ce qui reflète une dépendance accrue envers les combustibles fossiles plus difficiles à extraire, et donc avec une énergie nette plus faible.
Si le fait que la baisse d’énergie nette tirée de tous les liquides pétroliers soit plus marquée que les années passées vous préoccupe, sachez avant tout que, comme toujours, ce graphique de l’énergie nette inclut certains maquillages évidents. Une fois les plus manifestes d’entre eux éliminés, le graphique montre une histoire bien pis encore. Voici les corrections des maquillages que j’ai appliquées pour obtenir une estimation de l’évolution future de l’énergie nette plus en accord avec les faits constatés :
Si l’on prend tout cela en compte, l’évolution la plus probable de l’énergie nette tirée du pétrole serait celle que montre le graphique ci-dessous :
À comparer avec le graphique de l’année dernière :
Comme on peut le voir, les courbes obtenues sont très similaires, avec peut-être un début de déclin un peu plus doux sur le graphique obtenu cette année. En tout cas, la conclusion est que l’énergie du pétrole a atteint un maximum en 2015 à environ 69 millions de barils équivalent pétrole par jour (Mbep/j), qu’elle devrait se réduire à seulement 32,5 Mbep/j en 2040, soit une baisse de plus de 50 %. En substance, ils ne changent donc pas les mauvaises prévisions que je mets en évidence depuis 2012.
Ce scénario correspond à ce qui se passerait si l’on maintenait indéfiniment, voire si l’on aggravait, la tendance de ces dernières années en matière d’investissement dans l’exploration et le développement de champs pétroliers. Comme je l’ai déjà indiqué au début de cette année, les entreprises du secteur gazier et pétrolier désinvestissent de manière trop abrupte et radicale, ce qui pourrait nous précipiter bien trop vite sur la partie à droite de la courbe de Hubbert. La raison de tant de désinvestissements est la baisse de rentabilité des champs exploités pendant des années, et surtout depuis le début de cette décennie ; la situation est telle que les entreprises perdent de l’argent à court terme (voir l’exemple de SRSrocco Report pour la Shell). Ces pertes intenables ont conduit à la baisse actuelle de l’investissement, et l’environnement de prix bas favorisé par la spirale de destruction de l’offre-destruction de la demande () ne permettra pas un rétablissement rapide des investissements dans le secteur pétrolier (surtout quand les prix, après avoir crevé le plafond comme ils ont fini par faire, finissent par retrouver les faibles niveaux qu’ils avaient précédemment). Imaginez donc un scénario dans lequel le manque d’investissement, non seulement persisterait, voire empirerait. Ce serait un scénario dans lequel les gouvernements choisissent de ne pas intervenir et de laisser le libre marché réguler les prix. Que pourrait-il se passer ?
Avec ces hypothèses, ce que l’on obtient est la courbe suivante du volume d’hydrocarbures liquides produits. Notez le très faible poids du pétrole brut (bandes vertes et violet foncé) en 2040.
Rappelez-vous que c’est la première fois qu’une courbe qui exprime le volume (pas l’énergie, brute ou nette) montre une baisse manifeste à partir de 2015.
À partir de la courbe de volume je vais calculer l’énergie brute, en utilisant les hypothèses listées ci-dessus :
Et à partir de cette courbe, et en utilisant les mêmes hypothèses listées plus haut, on peut déduire la courbe d’énergie nette :
On peut calculer une énergie nette plus réaliste en tenant compte du fait que les liquides de gaz naturel ne fournissent qu’un tiers de ce que l’on supposait jusqu’à présent (les autres catégories restent inchangées, parce que, dans un scénario de sous-investissement, son évolution est réaliste selon les hypothèses du scénario) :
Comme vous pouvez le voir, la courbe d’énergie nette la plus réaliste dans un scénario de sous-investissement (il serait plus approprié de dire « investissements nuls ») nous rapproche terriblement du terrible Horizon 1515 de Manuel Casal Lodeiro : après avoir atteint un maximum à 70 Mbep/j en 2015, l’énergie nette diminue rapidement pour tomber à 13,8 Mbep/j en 2040 (soit une baisse de 80 % en 25 ans).
Le « scénario de faible investissement » correspond à une situation dramatique dans laquelle les investissements dans l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures ne reprennent jamais mais, bien au contraire, en raison de l’énorme risque financier que suppose son exploitation, les entreprises renforcent leurs stratégies de désinvestissement et de rachat d’actions de ces dernières années. Il est peu probable que les choses suivent le scénario d’un retour de l’investissement, car la chute très rapide de l’énergie nette, qui se manifesterait comme une baisse immédiate du volume d’hydrocarbures liquides, pousserait les États à intervenir sur le marché pour éviter des conséquences encore plus graves. Toutefois, d’après les données déjà disponibles sur les développements prévus pour 2016 et le manque d’investissement qui semble se prolonger, il est peu probable que la production en volume d’hydrocarbures liquides dépasse le pic de 2015, comme le prévoit le scénario central. La réalité se trouvera probablement quelque part entre les deux scénarios, passant sûrement par à-coups de l’un à l’autre en fonction des changements de politique soudains des pays producteurs. Il faudra donc être attentif à la baisse en volume de la production « tous liquides pétroliers » pour savoir si nous sommes plus près de l’un ou l’autre, étant donné que, même dans le plus favorable des deux, l’énergie nette tirée du pétrole en 2040 devrait être moitié moindre qu’aujourd’hui. La forte baisse du pire des deux scénarios, si elle est suivie pendant trop longtemps, risque sans doute d’être aggravée par le déclenchement de guerres et de révolutions dans les pays producteurs, voire dans des pays consommateurs ; et il ne faut pas non plus oublier que tout ceci reste des projections mécanistes qui ignorent le facteur humain et les questions sociales. Or c’est cette erreur (l’ignorance du facteur humain et social) qui nous a conduits dans la situation actuelle.
Salutations,
AMT