L’agriculture moderne, c’est l’art d’exploiter les terres pour transformer du pétrole en nourriture.
Albert Bartlett
Nous avons déjà vu dans le chapitre 6 combien de puissance renouvelable pouvait être produite avec de la verdure. Dans ce chapitre, nous allons voir combien de puissance peut être consommée pour nous donner notre pain quotidien.
Une personne modérément active, qui pèse 65 kg, consomme de la nourriture avec une teneur en énergie chimique d’environ 2 600 « Calories » par jour. Une « Calorie » (avec un grand ‘C’), dans le cercle de l’industrie agroalimentaire, correspond en fait à 1 000 calories du chimiste (c’est-à-dire 1 kcal). 2 600 « Calories » par jour, cela fait environ 3 kWh par jour. L’essentiel de cette énergie finit par s’échapper du corps sous forme de chaleur ; autrement dit, une des fonctions d’une personne typique est d’agir comme un radiateur avec une production d’un peu plus de 100 W, soit une ampoule classique de moyenne puissance. Mettez 10 personnes dans une petite pièce froide, et vous pouvez éteindre le convecteur électrique de 1 kW.
Quelle quantité d’énergie consommons-nous réellement pour obtenir nos 3 kWh par jour ? Si l’on élargit notre point de vue pour prendre en compte les coûts inévitables de la production alimentaire en amont, alors on pourrait réaliser que notre empreinte énergétique est nettement plus importante. Cela dépend de notre régime alimentaire : végétalien, végétarien ou carnivore.
Le végétalien (qui ne mange ni viande, ni produit d’origine animale comme le lait ou les œufs) a la plus petite empreinte écologique inévitable : 3 kWh par jour d’énergie provenant des plantes qu’il mange.
J’adore le lait. Pour que je puisse boire mon demi-litre de lait quotidien, combien d’énergie faut-il ? Une vache laitière typique produit 16 litres de lait par jour.1 Mon demi-litre quotidien m’impose donc d’utiliser 1⁄32e de vache. Oh, mais attendez… le fromage aussi, je l’adore ! Et pour faire 1 kg de camembert, il faut environ 9 kg de lait. Consommer 50 g de fromage par jour impose donc de produire 450 g de lait supplémentaires. OK : mon lait et mon fromage demandent donc 1⁄16e de vache. Et combien d’énergie faut-il pour faire vivre une vache ? Disons que si une vache de 450 kg a des besoins énergétiques par kilogramme similaires à ceux d’un humain (dont les 65 kg brûlent 3 kWh par jour), alors la vache doit consommer environ 21 kWh/j. Cette extrapolation de l’être humain à la vache vous laisse mal à l’aise ? Essayons de vérifier ces chiffres : www.dairyaustralia.com.au dit qu’une vache allaitante qui pèse 450 kg a besoin de 85 MJ/j, ce qui fait 24 kWh/j. Nous n’étions pas tombés loin ! Donc, ma part d’1⁄16e de vache a une consommation d’énergie d’environ 1,5 kWh par jour. Ce chiffre ne tient pas compte d’autres coûts énergétiques induits par le fait d’obliger la vache à produire du lait, de faire en sorte que le lait se transforme en fromage, et de faire voyager le lait et le fromage d’elle à vous. Nous parlerons de certains de ces coûts lorsque nous discuterons du fret et des supermarchés dans le chapitre 15.
Une poule pondeuse mange environ 110 g de nourriture pour poulets par jour.2 En supposant que l’alimentation des poulets a une teneur en énergie métabolisable de 3,3 kWh par kg, cela fait une consommation de puissance de 0,4 kWh par jour et par poulet. Le rendement des poules pondeuses est en moyenne de 290 œufs par an. Manger deux œufs par jour requiert donc une puissance de 1 kWh par jour. Chaque œuf contient lui-même 80 kcal, soit environ 0,1 kWh. Donc d’un point de vue énergétique, la production d’œufs a un rendement de 20 %.
On va dire qu’un amateur enthousiaste de viande en mange environ 250 grammes par jour. (C’est à très peu de choses près la consommation moyenne de viande des Américains, qui est de 251 grammes par jour). Pour calculer la puissance nécessaire pour faire vivre les animaux de boucherie tout au long de leur vie, de la naissance à l’abattoir, il nous faut déterminer la durée pendant laquelle ces animaux vivent et consomment de l’énergie. Alors, qu’est-ce que vous désirez manger : du poulet, du porc ou du bœuf ?
Du poulet, Monsieur ? Chaque poulet que vous mangez a caqueté pendant environ 50 jours. La consommation régulière de nos 250 grammes de poulet par jour requiert donc d’élever environ 12,5 kg de poulets en vie et de les préparer à être mangés. Et ces 12,5 kg de poulets consomment de l’énergie.
Vous préférez du porc, Madame ? Les porcs vivent plus longtemps — peut-être 400 jours de la naissance au saucisson — donc la consommation régulière de 250 grammes de porc par jour nécessite d’élever environ 100 kg de cochon vivant et de les préparer à être avalés.
De la vache, peut-être ? La production de bœuf est celle qui exige les durées d’élevage les plus longues. Il faut environ 1 000 jours de bif-temps pour créer un bifteck.3 La consommation régulière de 250 grammes de bœuf par jour requiert donc d’élever autour de 250 kg de bœuf vivant, préparés à être engloutis.
Pour résumer toutes ces idées en un seul chiffre, on va supposer que vous mangez 250 grammes de viande par jour, répartis équitablement entre poulet, porc et bœuf.4 Cette habitude de consommer de la viande impose de nourrir en permanence 4 kg de viande de poulet, 33 kg de viande de porc, et 83 kg de viande de bœuf. Ce qui fait environ 120 kg de viande, ou près de 180 kg d’animal (puisque on arrive à transformer environ deux tiers de l’animal en viande). Et si ces 180 kg d’animal ont des besoins énergétiques comparables à ceux d’un humain (dont les 65 kg brûlent 3 kWh/j), alors la puissance nécessaire pour alimenter notre penchant pour la viande est de :
170 kg × | 3 kWh/j | ≈ 8 kWh/j |
65 kg |
J’ai à nouveau pris la liberté physiologique de supposer que « les animaux sont comme les humains » ; une estimation plus précise de l’énergie nécessaire à la production de poulet se trouve dans les notes de fin de ce chapitre. Mais peu importe, je voulais juste une estimation à la louche, et la voici. La puissance requise pour produire la nourriture d’un consommateur typique de fruits et légumes, de produits laitiers, d’œufs et de viande est 1,5 + 1,5 + 1 + 8 = 12 kWh par jour. (La répartition calorifique quotidienne de ce régime un peu rude est de 1,5 kWh pour les fruits et légumes ; 0,7 kWh pour les produits laitiers ; 0,2 kWh pour les œufs ; et 0,5 kWh pour la viande — soit un total de 2,9 kWh par jour).
Ce chiffre ne prend pas en compte les coûts de puissance associés à l’agriculture, à l’usage d’engrais, aux traitements agro-alimentaires, à la réfrigération et au transport de la nourriture. Nous ferons une estimation de certains de ces coûts plus loin, et d’autres de ces coûts dans le chapitre 15.
Tous ces calculs vont-ils en faveur du végétarisme, en raison de sa moindre consommation d’énergie ? Cela dépend du lieu d’où provient la nourriture des animaux. Prenez les collines et les montagnes galloises, par exemple. À quoi d’autre qu’à brouter ces terres pourraient-elles bien servir ? Soit ces terres rocheuses sont utilisées pour y faire paître des moutons, soit elles restent inutilisés pour alimenter les humains. Vous pourriez imaginer ces pentes vertes naturelles être utilisées comme des plantations d’agrocarburants sans entretien, et les moutons comme des machines automatisées, auto-réplicantes, récoltant de futurs agrocarburants. Les pertes d’énergie entre la lumière du Soleil et le mouton sont substantielles, mais il n’y a probablement pas de meilleur moyen de capturer l’énergie solaire dans des endroits pareils. (Je ne suis pas sûr qu’avec cet argument en faveur de l’élevage du mouton au Pays de Galles, le compte soit bon : pendant la saison froide, les moutons gallois sont déplacés vers des champs situés plus bas, où leur alimentation est complétée avec du tourteau de soja et d’autres aliments cultivés grâce à des engrais intensifs en énergie ; quel est le véritable coût en énergie ? Je ne sais pas). On peut facilement tenir des raisonnements semblables en faveur de l’alimentation carnée pour des lieux comme la brousse africaine ou les prairies australiennes ; et en faveur de la consommation de produits laitiers en Inde, où des millions de vaches sont nourries à partir de sous-produits de la culture du riz et du maïs.
D’un autre côté, lorsque les animaux sont élevés en cages et nourris avec des céréales que les humains auraient pu manger, il ne fait aucun doute qu’il serait plus économe en énergie de court-circuiter la chaîne alimentaire et de faire manger directement les céréales aux humains.
L’énergie grise des engrais en Europe est d’environ 2 kWh par jour et par personne.5 Selon un rapport de l’université de Warwick à l’attention du ministère britannique chargé de l’agriculture et de l’environnement (DEFRA), l’agriculture au Royaume-Uni a utilisé en 2005 une puissance de 0,9 kWh par jour et par personne 6 pour les véhicules, les machines, le chauffage (en particulier les serres), l’éclairage, la ventilation et la réfrigération à usage agricole.
Les animaux de compagnie ! Êtes-vous au service d’un chat, d’un chien ou d’un cheval ? Il doit y avoir quelque chose comme 8 millions de chats en Grande-Bretagne. Supposons que vous en ayez un. Le coût énergétique de votre chat préféré, ça fait combien ? S’il mange 50 g de viande par jour (poulet, porc et bœuf), alors les calculs du sous-chapitre précédent indiquent que la puissance nécessaire pour fabriquer sa nourriture n’est que de 2 kWh par jour. Et s’il était végétarien, il aurait besoin d’encore moins.
De même, si votre chien Médor mange 200 g de viande par jour, et des féculents pour 1 kWh par jour, alors l’énergie nécessaire pour produire sa nourriture est environ about 9 kWh par jour.
Quant à notre ami Jolly Jumper, qui pèse autour de 400 kg, il consomme de l’ordre de 17 kWh par jour.
Vrai ou faux, cela dépend de votre régime alimentaire. Il est certainement possible de trouver des aliments dont l’empreinte énergétique sous forme de combustibles fossiles est supérieure à l’énergie fournie à un humain. Un sac de chips, par exemple, a demandé 1,4 kWh en combustibles fossiles par kWh d’énergie chimique avalée. L’énergie grise de la viande est encore plus élevée. Selon une étude de l’université d’Exeter, le régime alimentaire occidental typique a une empreinte énergétique d’environ 6 kWh par kWh consommé.8 Pour savoir si c’est la conduite automobile ou la marche à pied qui consomme le moins d’énergie, il faut connaître le rendement de chaque mode de transport. Pour la voiture typique du chapitre 3, le coût en énergie était de 80 kWh pour 100 km. Marcher fait consommer une énergie nette de 3,6 kWh pour 100 km — 22 fois moins.9 Donc, si vous vivez toute votre vie en mangeant de la nourriture dont l’empreinte énergétique est supérieure à 22 kWh par kWh avalé, alors oui, le coût énergétique pour vous transporter d’un point A à un point B sera moindre en voiture que sur vos deux jambes. Mais si vous suivez un régime alimentaire classique (6 kWh par kWh), alors la phrase « il vaut mieux conduire que marcher » est une légende. Marcher utilise quatre fois moins d’énergie que faire rouler la voiture.
↑ 1 Une vache laitière typique produit 16 litres de lait par jour. Il y a 2,3 millions de vaches laitières au Royaume-Uni, chacune produisant environ 5 900 litres par an. La moitié de tout ce lait produit par les vaches est vendue sous forme de lait liquide. www.ukagriculture.com, www.vegsoc.org/info/cattle.html
↑ 2
Le poulet. Une poule pondeuse adulte (âgée de 20 semaines) pèse entre 1,5
et 1,6 kg. Ses aliments ont un contenu énergétique de 2 850 kcal/kg, ce qui
fait 3,3 kWh/kg. Sa consommation de nourriture grimpe jusqu’à atteindre
340 g par semaine à l’âge de 6 semaines, puis 500 g par semaine à l’âge de
20 semaines. Une fois qu’elle pond, son régime alimentaire typique est de
110 g par jour.
L’aliment des poulets de chair a un contenu énergétique de 3,7 kWh par
kg. La consommation énergétique est comprise entre 400 et 450 kcal par
jour et par poule (0,5 kWh/j par poule), pour un poids typique de 2 kg.
Un poulet de chair pesant 2,95 kg consomme au total 5,32 kg d’aliments
[5h69fm].
L’énergie grise de la viande de poulet est donc d’environ 6,7 kWh
par kg d’animal, ou 10 kWh par kg de viande consommée. Si j’avais utilisé
ce chiffre à la place de mon estimation grossière, la contribution énergétique
de la viande de poulet aurait grimpé un peu. Mais dans la mesure
où l’empreinte énergétique du régime alimentaire carné est dominée par
le bœuf, ça ne change pas grand-chose d’avoir sous-estimé la contribution
du poulet.
Sources : Subcommittee on Poultry Nutrition, National Research
Council (1994), www.nap.edu/openbook.php?isbn=0309048923, MacDonald (2008), et www.statistics.gov.uk/statbase/datasets2.asp.
↑ 3
Il faut environ 1 000 jours de bif-temps pour créer un bifteck.
33 mois de la conception à l’abattage : 9 mois de gestation et 24 mois d’élevage.
www.shabdenparkfarm.com/farming/cattle.htm
↑ 4 On va supposer que vous mangez 250 grammes de viande par jour, répartis équitablement entre poulet, porc et bœuf. Ce chiffre est proche de la consommation moyenne de viande aux États-Unis, qui est de 251 grammes par jour — comprenant 108 grammes de poulet, 81 grammes de bœuf et 62 grammes de porc (MacDonald, 2008).
↑ 5 L’énergie grise des engrais en Europe est d’environ 2 kWh par jour et par personne. En 1998–1999, l’Europe occidentale utilisait 17,6 Mt par an d’engrais : 10 Mt de nitrates, 2,5 Mt de phosphate et 4,1 Mt de potasse. Ces engrais ont des empreintes énergétiques de 21,7 kWh, 4,9 kWh, et 3,8 kWh par kg respectivement. En répartissant cette énergie entre 375 millions de personnes, nous trouvons une empreinte totale de 1,8 kWh par jour et par personne. Sources : Gellings et Parmenter (2004), International Fertilizer Industry Association [5pwojp].
↑ 6 L’agriculture au Royaume-Uni a utilisé en 2005 une énergie de 0,9 kWh par jour et par personne. Source : Warwick HRI (2007).
↑ 7 Un paquet de chips a demandé 1,4 kWh en combustibles fossiles par kWh d’énergie chimique avalée. J’ai estimé cette énergie à partir de l’empreinte carbone d’un paquet de chips : 75 g de CO2 pour un sac standard de 35 g [5bj8k3]. Sur cette empreinte, 44 % sont associés à la culture, 30 % à la transformation, 15 % à l’emballage, et 11 % au transport et à l’élimination des déchets. L’énergie chimique fournie au consommateur est de 770 kJ. Donc cet aliment a une empreinte carbone de 350 g par kWh. En supposant que l’essentiel de cette empreinte carbone provient de combustibles fossiles à raison de 250 g de CO2 par kWh, l’empreinte énergétique des chips est de 1,4 kWh de carburants fossiles par kWh d’énergie chimique avalée.
↑ 8 Le régime alimentaire typique a une empreinte énergétique d’environ 6 kWh par kWh consommé. Coley (2001) estime que l’énergie grise d’un régime alimentaire typique est de 5,75 fois l’énergie fournie. La marche à pied a une empreinte carbone de 42 g/km ; le vélo, 30 g/km. À titre de comparaison, rouler avec une voiture moyenne émet 183 g/km.
↑ 9 Marcher fait consommer une énergie nette de 3,6 kWh pour 100 km. Un humain en train de marcher consomme au total 6,6 kWh pour 100 km [3s576h] ; si on soustrait de cette valeur la quantité d’énergie consommée par le corps au repos, on obtient l’empreinte énergétique de la marche à pied (Coley, 2001).
Pour en savoir plus : Weber and Matthews (2008).