31 – La dernière chose dont il faut parler

La capture du dioxyde de carbone à partir de l’air ambiant est la dernière chose dont nous devons parler.

J’utilise ici délibérément une phrase à double sens. D’une part, il faut tellement d’énergie pour capturer le carbone à partir de l’air ambiant qu’il semble presque absurde d’en parler (et l’on peut craindre que la perspective d’une solution de ce genre au changement climatique favorise l’inaction aujourd’hui). Mais par ailleurs, je pense aussi que nous devons sérieusement aborder le sujet de la capture du CO2, réfléchir à la meilleure façon d’y parvenir, et financer la recherche afin d’améliorer les procédés de capture. En effet, la capture de carbone de l’atmosphère pourrait s’avérer être notre dernier recours si le changement climatique tournait aussi mal que nous le prédisent les climatologues, et si l’humanité ne choisissait pas les options moins chères et plus sensées encore à notre portée aujourd’hui.

Avant d’aborder le sujet de la capture du gaz carbonique de l’atmosphère, nous devons mieux comprendre le cycle global du carbone.

Comprendre le CO2

Figure 31.1. La masse d’une molécule de CO2 et celle d’un atome de carbone sont dans un rapport 44 / 12 parce que l’atome de carbone pèse 12 unités et chacun des deux atomes d’oxygène pèse 16 unités. 12 + 16 + 16 = 44.

Au départ, lorsque j’ai envisagé d’écrire ce livre, mon intention était d’ignorer complètement le sujet du changement climatique. Dans certains cercles, la question « le changement climatique a-t-il vraiment lieu ? » est sujette à controverse.1 Tout comme les questions « Le réchauffement est-il causé par les activités humaines ? » et « Quelle importance ? » Et enfin, tout au bout de cette longue liste de questions : « Que devons-nous faire ? » Il me semblait que l’énergie durable était déjà en elle-même une question impérieuse, et qu’il valait mieux éviter la polémique. Je tenais le raisonnement suivant : « peu importe le moment exact où le stock de combustibles fossiles commencera à s’épuiser, et peu importe que le changement climatique se produise ou non, le fait de brûler des combustibles fossiles n’est de toute façon pas une solution pérenne. Imaginons donc un mode de vie durable et déterminons la quantité d’énergie renouvelable disponible ».

Toutefois, la prise de conscience du changement climatique se fait progressivement chez le grand public, et cela soulève toutes sortes de questions intéressantes. J’ai donc décidé d’effleurer ce sujet dans la préface et dans ce chapitre de clôture. Ce n’est certes pas un tour complet de la question, mais cela permettra de produire quelques chiffres intéressants.

Les unités

Figure 31.2. Quantités estimées de carbone, en gigatonnes, dans les sites accessibles sur Terre. La quantité de carbone dans l’atmosphère indiquée ici (600 Gt) correspond aux valeurs pré-industrielles. Depuis 1850, la quantité de carbone dans l’atmosphère a sensiblement augmenté : actuellement, elle est de l’ordre de 800 Gt. Par ailleurs, il y a aussi énormément de carbone dans les roches ; ce carbone parcourt un cycle complet en des échelles de temps qui se comptent en millions d’années, avec un équilibre à long terme entre le carbone sédimentaire emporté par subduction entre les plaques tectoniques, et le carbone éjecté de temps en temps par les volcans. Pour faire simple, j’ai ignoré ce carbone géologique ici.

Les crédits-carbone sont habituellement exprimés en dollars ou en euros par tonne de CO2. Je vais donc utiliser la tonne de CO2 comme unité principale pour parler de pollution au carbone par habitant, et la tonne de CO2 par an pour mesurer les taux de pollution. (Les émissions de gaz à effet de serre d’un Européen moyen sont équivalentes à 11 tonnes de CO2 par an, soit 30 kg de CO2 par jour). Mais pour parler du carbone dans les combustibles fossiles, la végétation, les sols et l’eau, je vais utiliser des tonnes de carbone. Une tonne de CO2 contient 12/44 de tonnes de carbone, soit un peu plus d’un quart de tonne. A l’échelle de la planète, je parlerai de gigatonnes de carbone (Gt C). Une gigatonne de carbone fait un milliard de tonnes. Il est difficile d’imaginer ce que fait une gigatonne, mais si vous voulez ramener cette quantité à l’échelle humaine, imaginez-vous en train de brûler une tonne de charbon (ce qui est à peu près ce qu’il vous faut pour chauffer une maison pendant un an). Maintenant, imaginez que chacun sur la planète brûle une tonne de charbon par an. Cela revient à 6 gigatonnes de charbon par an, car nous sommes 6 milliards d’individus sur la planète.

Figure 31.3. Les flèches montrent les deux flux de carbone supplémentaires créés en brûlant des combustibles fossiles. Il y a un déséquilibre entre les 8,4 Gt C/an d’émissions vers l’atmosphère dûs à la combustion des combustibles fossiles, et l’absorption de CO2 à hauteur de 2 Gt C/an par les océans. Ce schéma omet les flux moins bien quantifiés entre l’atmosphère, les sols, la végétation, etc.

Où est le carbone ?

Où est tout le carbone ? 2 Il nous faut savoir combien on en trouve dans les océans, dans le sol, et dans la végétation, par comparaison avec l’atmosphère, si l’on veut comprendre les conséquences des émissions de CO2.

La figure 31.2 nous montre où est le carbone. L’essentiel — 40 000 Gt — se trouve dans l’océan (sous forme de gaz carbonique dissous, de carbonates, de vie végétale et animale et de matière en décomposition). Pris ensemble, les sols et la végétation contiennent environ 3 700 Gt. Les combustibles fossiles accessibles — pour l’essentiel, du charbon — contiennent environ 1 600 Gt. Enfin, l’atmosphère contient autour de 600 Gt de carbone. Jusqu’à récemment, tous ces stocks de carbone étaient à peu près en équilibre : tous les flux de carbone sortant de l’un de ces réservoirs (disons, les sols, la végétation ou l’atmosphère) étaient équilibrés par des flux entrants équivalents. Les flux entrants et sortants du stock des combustibles fossiles étaient tous deux négligeables. Et puis les hommes se sont mis à brûler des combustibles fossiles. Cela a ajouté deux flux supplémentaires non compensés, comme le montre la figure 31.3.

Le rythme auquel les combustibles fossiles sont brûlés était en gros de 1 Gt C/an en 1920, 2 Gt C/an en 1955 et 8,4 Gt C/an en 2006.3 (Ces chiffres prennent en compte la petite contribution de la production de ciment, qui libère du CO2 retenu dans du calcaire.)

Comment ce flux supplémentaire significatif de carbone modifie-t-il le diagramme de la figure 31.2 ? Eh bien, on ne sait pas exactement. La figure 31.3 montre les éléments clés qui sont effectivement connus. L’essentiel des 8,4 Gt C par an que l’on envoie dans l’atmosphère y reste, ce qui augmente la concentration atmosphérique de dioxyde de carbone. L’atmosphère s’équilibre assez rapidement avec la surface des océans (il faut seulement cinq à dix ans pour que cet équilibre se fasse), ce qui crée un flux net de CO2 entre l’atmosphère et les eaux océaniques de surface de 2 Gt C par an. (Cependant, des recherches récentes indiquent que le rythme auquel les océans absorbent ce carbone semble ralentir.4) Ce flux non compensé vers les eaux de surface provoque une acidification des océans, ce qui est une mauvaise nouvelle pour les coraux. Une partie du carbone supplémentaire part aussi dans la végétation et les sols, sans doute à hauteur à 1,5 Gt C par an, mais ces flux sont moins bien mesurés. Puisqu’en gros, la moitié des émissions de carbone reste dans l’atmosphère,5 une pollution au carbone persistante à hauteur de 8,4 Gt C par an va continuer de faire augmenter les niveaux de CO2 dans l’atmosphère et dans les eaux de surface.

Quelle est la destination à long terme de ce CO2 supplémentaire ? Eh bien, puisque la quantité de carbone dans les combustibles fossiles est considérablement plus faible que le total se trouvant dans les océans, « à long terme » le carbone supplémentaire aboutira dans l’océan, et les quantités de carbone dans l’atmosphère, la végétation et les sols reviendront à la normale. Cependant, « à long terme » cela signifie des milliers d’années. L’équilibre entre l’atmosphère et les eaux de surface est rapidement atteint, comme dit précédemment, mais les figures 31.2 et 31.3 montrent une ligne pointillée séparant les eaux de surface du reste des océans. A l’échelle de 50 ans, cette limite est comparable à un mur de briques. Le carbone radioactif dispersé sur tout le globe par les essais nucléaires des années 1960 et 1970 n’a pénétré les océans que jusqu’à une profondeur d’environ 400 mètres,6 alors que la profondeur moyenne des océans est d’environ 4 000 mètres.

Les océans circulent lentement : il faut environ 1 000 ans à un volume d’eau au fond des océans pour remonter à la surface, puis redescendre. La circulation des eaux profondes est entraînée par une combinaison de gradients de température et de salinité, c’est pour cela qu’on la nomme circulation thermohaline (contrairement aux courants de surface, provoqués par les vents).

Ce lent renouvellement des eaux océaniques a une conséquence cruciale : nous avons assez de combustibles fossiles pour modifier sérieusement le climat au cours des 1 000 ans à venir.

Où va le carbone

Figure 31.4. Décroissance progressive d’un ajout ponctuel de CO2 à l’atmosphère actuelle, selon le modèle du cycle du carbone de Berne. Source : Hansen et al. (2007).

La figure 31.3 constitue une grossière simplification. Par exemple, certains flux ajoutés par les hommes ne sont pas mentionnés sur ce diagramme : la combustion de la tourbe et des forêts à Bornéo, en 1997, a libéré environ 0,7 Gt C à elle toute seule. Les feux accidentels dans les veines de charbon émettent environ 0,25 Gt C par an.

Néanmoins, ce diagramme apporte une aide précieuse pour comprendre globalement ce qui se passera à court et moyen terme si telle ou telle politique est adoptée. Tout d’abord, si la pollution au carbone poursuit sa trajectoire actuelle (scénario dit « business as usual »), en brûlant 500 Gt C supplémentaires au cours des 50 prochaines années, on peut s’attendre à ce que le carbone continue à pénétrer peu à peu les eaux de surface des océans à un rythme de 2 Gt C par an. En 2055, au moins 100 Gt C parmi ces 500 auront été absorbées par les océans, et la concentration de CO2 dans l’atmosphère aura en gros doublé par rapport à son niveau préindustriel.

Si l’on cessait complètement de brûler des combustibles fossiles d’ici les années 2050, le flux de 2 Gt de l’atmosphère vers l’océan se réduirait lui aussi de manière significative. (J’ai longtemps cru que ce flux persisterait pendant des décennies, mais cela n’est possible que si les eaux de surface ne sont pas en équilibre avec l’atmosphère ; et comme dit précédemment, cet équilibre est atteint en quelques années à peine). L’essentiel des 500 Gt que nous aurions alors ajouté à l’atmosphère ne se déverserait que peu à peu dans les océans, ce processus s’étalant sur les quelques milliers d’années suivantes, au rythme du plongeon des eaux de surface et de leur remplacement par de l’eau neuve venue des profondeurs. Ainsi, la perturbation de la concentration en carbone que nous aurions causée serait finalement corrigée, mais seulement après des milliers d’années. En supposant bien sûr que cette perturbation importante ne modifie pas l’écosystème de manière drastique. Il est envisageable, par exemple, que l’acidification des eaux de surface des océans provoque une extinction de vie marine suffisamment prononcée pour qu’un nouveau cercle vicieux s’enclenche : l’acidification causant une réduction de la biomasse végétale marine, résultant en une moindre absorption du CO2 par les océans, impliquant alors que les océans deviennent encore plus acides. De tels cercles vicieux (que les scientifiques appellent des « rétroactions positives » ou des « boucles auto-amplificatrices ») se sont déjà produits sur Terre dans le passé : on pense, par exemple, que les ères glaciaires se sont terminées relativement rapidement du fait de cycles de rétroaction positive, au cours desquels des températures en hausse ont provoqué la fonte de neige et de glace en surface, ce qui a réduit en retour la quantité de lumière solaire renvoyée par le sol ; autrement dit, le sol a absorbé plus de chaleur, ce qui, en retour, a provoqué une hausse des températures. (La neige fondue — c’est-à-dire l’eau liquide — est beaucoup plus sombre que la neige gelée). Une autre rétroaction positive possible et préoccupante concerne les hydrates de méthane, qui sont gelés en quantités énormes (des gigatonnes) dans des endroits comme la Sibérie arctique, et en quantités encore plus énormes (des centaines de gigatonnes) sur les plateaux continentaux océaniques. Un réchauffement climatique de plus de 1°C pourrait potentiellement faire fondre ces hydrates de méthane et libérer dans l’atmosphère du méthane, qui est un gaz à effet de serre nettement plus puissant que le CO2.7 Ce livre n’est pas le lieu où discuter en détail des incertitudes du changement climatique. Je recommande chaudement la lecture des livres « Avoiding Dangerous Climate Change » (Schellnhuber et al., 2006) et « Global Climate Change » (Dessler et Parson, 2006) 8 ainsi que les articles écrits par Hansen et al. (2007) et Charney et al. (1979). L’objectif de ce chapitre est de commenter l’idée de corriger le changement climatique en aspirant le dioxyde de carbone de l’air ambiant. Dans le paragraphe qui vient, nous allons commencer par le coût énergétique de cette aspiration.

Le coût de l’aspiration de carbone

De nos jours, pomper du carbone en provenance du sous-sol, c’est de l’or en barre. A l’avenir, il est possible que ce soit le pompage pour injecter du carbone dans le sous-sol qui devienne de l’or en barre. En supposant que l’on ne fasse pas aujourd’hui les choix qui nous permettraient d’interrompre la pollution planétaire au carbone, il se peut que d’ici quelques décennies, une coalition de bonnes volontés soit prête à payer pour la création d’un aspirateur géant capable de nettoyer la crasse collective.

Avant d’entrer dans de plus amples détails sur la manière dont on pourrait capturer le carbone de l’air ambiant, voyons d’abord le coût énergétique inévitable de la capture du carbone. Quelles que soient les technologies utilisées, elles doivent respecter les lois de la physique, et malheureusement, aspirer le CO2 de l’air et le concentrer requiert de l’énergie. Ce que disent les lois de la physique, c’est que l’énergie nécessaire doit être au moins de 0,2 kWh par kg de CO2 (tableau 31.5). Étant donné que les processus réels ont un rendement typique d’au mieux 35 %, je serais stupéfait que le coût énergétique de la capture du carbone puisse être un jour passer sous la barre de 0,55 kWh par kg.

A présent, supposons que l’on souhaite neutraliser les 11 tonnes de CO2 émises annuellement par un Européen typique, soit 30 kg par jour et par personne. En faisant l’hypothèse d’un coût de 0,55 kWh par kg de CO2, l’énergie nécessaire est de 16,5 kWh par jour et par personne. Cela correspond très exactement à la consommation d’électricité britannique. Alimenter notre aspirateur géant nous obligerait donc à doubler notre production d’électricité — ou, du moins, à nous procurer d’une façon ou d’une autre une puissance supplémentaire égale à notre production d’électricité actuelle.

Si on peut réduire les coûts de fonctionnement de ces aspirateurs géants, c’est génial, faisons-le. Mais toute la recherche et développement du monde ne permettra pas de contourner les lois de la physique, qui indiquent que pour attraper le CO2 de l’air ambiant et le concentrer au point de pouvoir le liquéfier, il faut au moins 0,2 kWh par kg de CO2.

Et maintenant, quelle est la meilleure façon d’aspirer le CO2 de l’air ? Je vais parler de quatre technologies pour construire notre aspirateur géant :

A. les pompes chimiques ;

B. les arbres ;

C. l’érosion accélérée de roches ;

D. la fertilisation des océans.

A. Méthodes chimiques pour la capture du carbone

Les technologies chimiques traitent généralement le dioxyde de carbone en deux temps.

  concentration   compression  
0,03% CO2 CO2 pur CO2 liquide

En premier lieu, elles concentrent le CO2 à partir de la faible concentration de l’atmosphère ; ensuite, elles le compriment en un faible volume prêt à être enfoui quelque part (soit dans un trou dans le sol, soit au fond de l’océan).10 Chacune de ces étapes a un coût énergétique. Les coûts minimum imposés par les lois de la physique sont ceux que montre le tableau 31.5.

  coût
(kWh/kg)
concentration 0,13
compression 0,07
total 0,20
Tableau 31.5. Le coût énergétique inévitable pour concentrer et comprimer du CO2 aspiré de l’air ambiant.9

En 2005, les méthodes de capture du CO2 atmosphérique les plus efficaces ayant fait l’objet d’une publication avaient un rendement vraiment mauvais : le coût énergétique était d’environ 3,3 kWh par kg, avec un coût financier d’environ 140 dollars US par tonne de CO2.11 Avec un tel coût énergétique, capturer les 30 kg émis par un Européen coûterait 100 kWh par jour — presque autant que la consommation en énergie d’un Européen, qui est de 125 kWh par jour. Peut-on concevoir des aspirateurs plus efficaces ?

Récemment, Wallace Broecker, un climatologue,12 « peut-être le plus éminent des interprètes du fonctionnement de la Terre en tant que système biologique, chimique et physique au monde » s’est fait l’avocat d’une technologie alors non encore publiée, et développée par le physicien Klaus Lackner, pour capturer le CO2 de l’air. Broecker imagine que le monde pourrait continuer à brûler des combustibles fossiles à peu près au même rythme qu’aujourd’hui, et que 60 millions d’éponges à CO2 (chacune ayant la taille d’un container standard, en position debout) nettoieraient le CO2 émis. De combien d’énergie le processus de Lackner aurait-il besoin ? En juin 2007, Lackner m’a dit que son labo parvenait à 1,3 kWh par kg, mais depuis, son équipe a développé un nouveau processus reposant sur l’utilisation d’une résine qui absorbe le CO2 lorsqu’elle est sèche, et le libère lorsqu’elle est humide. En juin 2008, Lackner m’a indiqué que sous un climat sec, le coût de concentration avait été réduit à entre 0,18 et 0,37 kWh de chaleur de faible qualité par kg de CO2. Le coût de compression est de 0,11 kWh par kg. Par conséquent, le coût total de la méthode Lackner est de 0,48 kWh ou moins par kg de CO2. Pour des émissions européennes de 30 kg de CO2 par jour, cela veut dire que l’on parle toujours d’un coût d’environ 14 kWh par jour, dont 3,3 kWh par jour d’électricité, et le reste sous forme de chaleur.

Vive le progrès technique ! Cependant, ne croyez surtout pas qu’il s’agisse d’un faible coût. Cela imposerait d’augmenter d’à peu près 20 % la production mondiale d’énergie, rien que pour faire fonctionner ces aspirateurs géants.

B. Et les arbres ?

Les arbres sont des systèmes à capturer le carbone : ils aspirent le CO2 de l’air, sans pour autant violer aucune loi de la physique. Ce sont des machines deux-en-un : des usines de capture de carbone alimentées par des centrales solaires embarquées. Ils capturent le carbone en utilisant l’énergie obtenue à partir de la lumière du soleil. Les combustibles fossiles que nous brûlons ont été initialement créés par ce processus. La suggestion est donc : on brûle des combustibles fossiles ; et si on essayait le processus inverse ? Si on produisait du bois pour l’enterrer dans un trou dans le sol, tandis qu’à côté, l’humanité continuerait à déterrer du bois fossilisé et à y mettre le feu ? Cela peut paraître loufoque d’imaginer vouloir créer du bois pour l’enfouir en même temps qu’on déterre du bois précédemment enfoui. Mais bon, essayons quand même de calculer la surface de terres nécessaire pour résoudre le problème du climat avec des arbres.

1 hectare = 10 000 m2

surface de Grande-Bretagne par personne 4 000 m2

Les meilleures plantes en Europe capturent le carbone à un rythme d’environ 10 tonnes de bois sec par hectare et par an 13 — ce qui équivaut à environ 15 tonnes de CO2 par hectare et par an. Donc, pour compenser les émissions d’un Européen, c’est-à-dire 11 tonnes de CO2 par an, il nous faut 7 500 mètres carrés de forêt par personne. Cette surface requise de 7 500 m2 par personne, c’est deux fois la surface de Grande-Bretagne par personne. Et ensuite, il vous faudrait trouver un endroit pour stocker de manière permanente 7,5 tonnes de bois par personne et par an ! Avec une densité de 500 kg par m3, le bois de chaque personne occuperait 15 m3 par an. Le bois de toute une vie — qu’il faut, ne l’oubliez pas, stocker précieusement et ne jamais brûler — occuperait 1 000 m3. C’est cinq fois le volume d’une maison moyenne. Si quelqu’un propose un jour de rectifier le changement climatique en plantant des arbres, il faut que cette personne comprenne que les installations nécessaires devront avoir la taille du pays entier. Je ne vois pas comment cela pourrait marcher un jour.

C. L’érosion accélérée de roches

Y a-t-il une manière détournée d’éviter le coût énergétique significatif de l’approche chimique pour aspirer le carbone ? Voici une idée intéressante : pulvériser des rochers qui sont capables d’absorber du CO2, et les laisser à l’air libre. Cette idée peut être présentée comme l’accélération d’un processus géologique naturel.14 Je m’explique.

Il y a deux flux de carbone que j’ai oubliés dans la figure 31.3 : le flux de carbone allant des roches vers les océans, qui est associé à l’érosion naturelle des roches ; et la précipitation naturelle du carbone sous forme de sédiments marins, qui finissent par se transformer en roche. Ces flux sont relativement petits, et mettent en jeu de l’ordre de 0,2 Gt C par an (soit 0,7 Gt CO2 par an). Ils sont donc éclipsés par les émissions anthropiques de carbone actuelles, qui sont environ 40 fois plus élevées. Mais l’idée des promoteurs de l’érosion accélérée de roches est que l’on pourrait rectifier le changement climatique en augmentant le rythme auquel les roches sont broyées et absorbent le CO2. Parmi les roches à broyer adaptées, on trouve des olivines ou des minerais de silicate de magnésium, qui sont très répandus. L’idée serait de trouver des mines entourées de nombreux kilomètres carrés de terrains sur lesquels les roches broyées pourraient être étalées, voire de disperser ces roches broyées directement dans les océans. De l’une ou l’autre des manières, ces roches absorberaient le CO2 et se transformeraient en carbonates qui seraient ensuite lessivées pour s’accumuler au fond des océans. Pulvériser des roches pour en obtenir des grains suffisamment petits pour réagir avec du CO2 aurait un coût de seulement 0,04 kWh par kg de CO2 aspiré. Un instant ! Ça fait moins que les 0,20 kWh par kg qu’imposent les lois de la physique, ça ! Oui, mais il n’y a pas d’erreur : les roches elles-mêmes sont la source de l’énergie manquante. Les silicates possèdent une énergie plus élevée que les carbonates, et ce sont les roches qui paient le coût énergétique d’aspiration du CO2 de l’air.

La faible quantité d’énergie de ce projet me plaît bien, mais la question qui fâche, c’est : qui serait volontaire pour couvrir son pays de roches pulvérisées ?

D. Fertiliser les océans

L’un des problèmes des méthodes chimiques ou des approches faisant appel aux arbres ou à la pulvérisation de roches pour absorber du CO2 de l’air, c’est qu’à chaque fois, cela impose beaucoup de travail, et que personne n’a intérêt à le faire — à moins qu’un accord international ne finance le coût de la capture du carbone. Pour l’instant, le prix du carbone est trop faible.

Une dernière idée pour absorber le carbone pourrait éluder cette difficulté. On pourrait persuader l’océan de capturer le carbone un peu plus vite que ce qu’il fait normalement, par le biais d’un sous-produit de l’élevage piscicole.15

Figure 31.6. 120 zones dans l’océan Atlantique, couvrant chacune 900 km2. Cela représente la superficie estimée nécessaire pour compenser les émissions de carbone de Grande-Bretagne en fertilisant l’océan.

Certaines régions du monde souffrent de pénuries de nourriture. De nombreux endroits du monde connaissent des pénuries en poisson, du fait de la surpêche qui a eu lieu ces 50 dernières années. Le principe de la fertilisation des océans est de stimuler la base de la chaîne alimentaire marine, ce qui permettrait aux océans de contenir plus de vie végétale et animale, et au passage, de fixer plus de carbone. Avec le scientifique australien Ian Jones en chef de file, les ingénieurs qui travaillent sur la fertilisation des océans voudraient injecter un engrais contenant de l’azote, comme de l’urée, dans des zones adaptées et actuellement pauvres en poisson. Ils avancent que 900 km2 d’océan fertilisé pourraient absorber environ 5 Mt CO2/an. Jones et ses collègues considèrent que la fertilisation des océans est applicable à toute zone océanique pauvre en azote. Cela inclut l’essentiel de l’Atlantique Nord. Mettons cette idée sur une carte. Les émissions de carbone du Royaume-Uni sont d’environ 600 Mt CO2/an. Une neutralisation complète des émissions de carbone du Royaume-Uni imposerait donc d’utiliser 120 de ces zones dans l’océan. La carte de la figure 31.6 montre ces zones à l’échelle à côté des Îles Britanniques. Comme d’habitude, pour que son compte soit bon, un plan de ce type impose des installations de la taille du pays entier ! Et nous n’avons même pas encore évoqué la manière dont on pourrait produire la quantité nécessaire d’urée.

Cependant, même s’il s’agit d’une idée encore non testée et, pour le moment, encore illégale, je trouve l’idée de la fertilisation des océans vraiment intéressante, parce que contrairement au stockage géologique du carbone, sa mise en œuvre serait possible même si la communauté internationale ne s’accorde pas pour donner une valeur élevée au nettoyage de la pollution au carbone ; les pêcheurs pourraient fertiliser les océans simplement pour attraper plus de poisson.

On peut s’attendre à ce que les commentateurs s’opposent à la manipulation des océans, axant leur critique sur les incertitudes plutôt que sur les bénéfices potentiels. Ils joueront sur la peur de l’inconnu auprès du grand public. Les gens sont prêts à accepter passivement l’aggravation d’une pratique établie (par exemple, déverser du CO2 dans l’atmosphère) tout en restant méfiants vis-à-vis des innovations susceptibles d’améliorer leur bien-être futur. Il y a deux poids, deux mesures dans leur aversion au risque.

Ian Jones

Nous, l’humanité, ne pouvons pas libérer dans l’atmosphère tout ou même l’essentiel du CO2 provenant des combustibles fossiles. Si nous le faisions, ce serait l’assurance d’un changement climatique spectaculaire qui aboutirait à une autre planète que celle que nous connaissons…

J. Hansen et al (2007)

« Éviter un changement climatique dangereux » est impossible — le changement climatique dangereux est déjà là. La vraie question, c’est : peut-on encore éviter un changement climatique catastrophique ?

David King, Conseiller scientifique en chef du Royaume-Uni, 2007

Notes et bibliographie

1 Dans certains cercles, la question « le changement climatique a-t-il vraiment lieu ? » est sujette à controverse. Il y a, en effet, toujours un « gouffre béant entre les opinions dominantes au sujet du changement climatique au sein des élites éduquées d’Europe et d’Amérique. » [voxbz].

2 Où est le carbone ? Sources : Schellnhuber et al. (2006), Davidson et Janssens (2006).

3 Le rythme auquel les combustibles fossiles sont brûlés… Source : Marland et al. (2007).

4 Des recherches récentes indiquent que le rythme auquel les océans absorbent ce carbone semble ralentir. www.timesonline.co.uk/tol/news/uk/science/article1805870.ece, www.sciencemag.org/cgi/content/abstract/1136188, [yofchc], Le Quéré et al. (2007).

5 En gros la moitié des émissions de carbone reste dans l’atmosphère. Il faut 2,1 milliards de tonnes de carbone dans l’atmosphère (7,5 Gt CO2) pour augmenter la concentration atmosphérique de CO2 d’une partie par million (1 ppm). Si tout le CO2 qu’on injecte dans l’atmosphère y restait, la concentration augmenterait de plus de 3 ppm par an — mais en fait, elle n’augmente que de 1,5 ppm par an.

6 Le carbone radioactif […] n’a pénétré dans l’océan que jusqu’à une profondeur de 400 mètres. Sur tous les sites d’observation, la profondeur moyenne de pénétration du 14C provenant de bombes, trouvée à la fin des années 1970, était de 390±39 m (Broecker et al., 1995). Cette donnée provient de [3e28ed].

7 Un réchauffement climatique de plus de 1°C pourrait potentiellement faire fondre ces hydrates de méthane. Source : Hansen et al. (2007, p1942).

8 « Avoiding Dangerous Climate Change » (Schellnhuber et al., 2006) et « Global Climate Change » (Dessler et Parson, 2006). A ce jour, ces ouvrages n’ont pas été traduits en français [NdT].

9 Tableau 31.5. Le coût énergétique inévitable pour concentrer et comprimer du CO2 aspiré de l’air ambiant. Les besoins énergétiques qu’on ne peut éviter pour concentrer le CO2 de 0,03 % à 100 % à la pression atmosphérique est de kT ln 100/0,03 par molécule, ce qui fait 0,13 kWh par kg. Le coût énergétique idéal de compression du CO2 à 110 bars (une pression couramment citée pour un stockage géologique) est de 0,067 kWh/kg. Le coût total idéal de la capture et de la compression du CO2 est donc de 0,2 kWh/kg. Selon le rapport spécial du GIEC sur la capture et la séquestration du carbone, le coût de la seconde étape, la compression du CO2 à 110 bars, est en pratique de 0,11 kWh par kg. (0,4 GJ par tonne de CO2 ; 18 kJ par mole de CO2 ; 7 kT par molécule.)

10 Enfouir le CO2 dans un trou dans le sol ou au fond de l’océan. Se référer à Williams (2000) pour la discussion de ce sujet. « Pour qu’une large part du CO2 injecté reste dans l’océan, l’injection doit se faire à une grande profondeur. Un consensus est en train d’être élaboré, selon lequel la meilleure stratégie pour s’approcher de l’objectif serait de libérer le CO2 à des profondeurs de 1 000 à 1 500 mètres, ce qui peut être fait avec les technologies actuelles. »
Voir aussi le rapport spécial du GIEC : www.ipcc.ch/ipccreports/srccs.htm.

11 En 2005, les méthodes de capture du CO2 atmosphérique les plus efficaces avaient un rendement vraiment mauvais : le coût énergétique était d’environ 3,3 kWh par kg, avec un coût financier d’environ 140 dollars US par tonne de CO2. Sources : Keith et al. (2005), Lackner et al. (2001), Herzog (2003), Herzog (2001), David et Herzog (2000).

12 Wallace Broecker, un climatologue… www.af-info.or.jp/eng/honor/hot/enrbro.html. Son livre faisant la promotion des arbres artificiels : Broecker et Kunzig (2008).

13 Les meilleures plantes en Europe capturent le carbone à un rythme d’environ 10 tonnes de bois sec par hectare et par an. Source : Select Committee on Science and Technology.

14 L’érosion accélérée des roches. Voir Schuiling et Krijgsman (2006).

15 La fertilisation des océans. Voir Judd et al. (2008). Voir aussi Chisholm et al. (2001). Les risques de la fertilisation des océans sont discutés dans Jones (2008).