Nous avons fait l’erreur de faire l’amalgame entre énergie nucléaire et armes nucléaires, comme si tout ce qui était nucléaire était mauvais. Je pense que c’est une erreur aussi grossière que de faire l’amalgame entre médecine nucléaire et armes nucléaires.
Patrick Moore,
ancien Directeur de Greenpeace International
L’énergie nucléaire existe sous deux formes. La fission nucléaire est celle que nous savons exploiter dans nos centrales électriques ; elle utilise l’uranium, un élément exceptionnellement lourd, comme combustible. La fusion nucléaire est une seconde forme, que nous ne savons pas encore exploiter dans des centrales ; elle utiliserait alors des éléments légers, en particulier l’hydrogène, comme combustible. Les réactions de fission fragmentent des noyaux lourds en noyaux de taille intermédiaire, ce qui libère de l’énergie. Les réactions de fusion joignent des noyaux légers en noyaux de taille intermédiaire, ce qui libère de l’énergie.
Les deux formes d’énergie nucléaire, fission et fusion, ont une caractéristique commune importante : l’énergie disponible par atome est environ un million de fois plus grande que l’énergie chimique par atome des combustibles classiques. Cela signifie que les quantités de combustible et de déchets qui doivent être gérés au niveau d’un réacteur nucléaire peuvent être jusqu’à un million de fois plus réduits que les quantités de combustible et de déchets d’une centrale équivalente qui brûle des combustibles fossiles.
Tâchons de ramener ces idées à l’échelle d’une personne. La quantité de combustibles fossiles consommée par « un Britannique moyen » est d’environ 16 kg par jour (4 kg de charbon, 4 kg de pétrole et 8 kg de gaz). Cela signifie que chaque jour qui passe, une quantité de combustibles fossiles plus lourde que 16 litres de lait est extraite d’un trou dans le sol, transportée, traitée et brûlée quelque part pour votre compte. L’addiction du « Britannique moyen » aux combustibles fossiles génère 11 tonnes de déchets par an sous forme de dioxyde de carbone ; cela fait 30 kg par jour. Dans le chapitre précédent, nous avons évoqué l’idée de capturer du dioxyde de carbone, de le comprimer sous une forme solide ou liquide, et de le transporter quelque part où on pourrait s’en débarrasser. Imaginons que chacun soit chargé de capturer et de traiter tous ses propres déchets de dioxyde de carbone. 30 kg de gaz carbonique par jour, ça fait un sacré sac à dos plein tous les jours — imaginez-vous avec 30 bouteilles de lait d’un litre sur le dos !
En revanche, dans un réacteur à fission standard, la quantité d’uranium naturel nécessaire pour fournir la même quantité d’énergie que 16 kg de combustibles fossiles, c’est 2 grammes ; et les déchets qui en résultent pèsent un quart de gramme. (Soit dit en passant, ces 2 g d’uranium, c’est plus qu’un millionième de 16 kg par jour, parce que les réacteurs actuels brûlent moins de 1 % de l’uranium). Pour produire 2 grammes d’uranium par jour, les mineurs, dans la mine d’uranium, devront extraire quelque chose comme 200 grammes de minerai par jour. Et la part de déchets nucléaires à haute activité d’un habitant français, pour toute sa vie, aura la taille d’une balle de golf.
millions de tonnes d’uranium |
|
---|---|
Australie | 1,14 |
Kazakhstan | 0,82 |
Canada | 0,44 |
États-Unis | 0,34 |
Afrique du sud | 0,34 |
Namibie | 0,28 |
Brésil | 0,28 |
Fédération de Russie | 0,17 |
Ouzbékistan | 0,12 |
Total mondial (Réserves conventionnelles en sous-sol) |
4,7 |
Dépôts de phosphate | 22 |
Eau de mer | 4 500 |
Ainsi, les flux de matières qui entrent et sortent des réacteurs nucléaires sont petits, comparés au flux de combustibles fossiles. « Small is beautiful » disent les anglophones, mais le fait que le flux de déchets nucléaires soit petit ne signifie pas que ce n’est pas un problème : c’est juste un problème « joliment petit ».
La figure 24.1 montre, pays par pays, la quantité d’électricité produite au niveau mondial par le nucléaire civil en 2007. L’énergie nucléaire pourrait-elle être « durable » ? Si on laisse de côté un instant les problèmes classiques de la sécurité et de l’élimination des déchets, il reste la question-clé de savoir si l’humanité peut vivre de la fission nucléaire pendant plusieurs générations. Quelle quantité d’uranium et d’autres matières fissiles pourrait-on obtenir à l’échelle mondiale ? Estce qu’on n’a plus devant nous que pour quelques décennies d’uranium, ou est-ce qu’on en a encore pour des millénaires ?
Pour obtenir une estimation de la quantité de puissance nucléaire « durable », j’ai considéré la quantité totale d’uranium récupérable se trouvant dans le sol et l’eau de mer, que j’ai divisée équitablement entre 6 milliards de personnes, et je me suis demandé : « à quel rythme peut-on utiliser tout ça pour que ça puisse durer 1 000 ans » ?
Presque tout l’uranium récupérable se trouve non pas dans le sol, mais dans les océans : l’eau de mer contient 3,3 mg d’uranium par m3, ce qui fait un total de 4,5 milliards de tonnes à l’échelle de la planète. J’ai qualifié l’uranium des océans de « récupérable », mais ce n’est pas tout à fait exact — l’essentiel des eaux océaniques n’est pas accessible, et le mouvement de circulation océanique mondial (la « circulation thermohaline ») fait un tour autour du monde en à peu près 1 000 ans environ ; et personne n’a encore fait la démonstration que l’extraction de l’uranium de l’eau de mer était faisable à l’échelle industrielle. Nous allons donc faire des évaluations séparées pour deux cas : d’abord en ne considérant que l’uranium provenant des mines, puis en comptant aussi l’uranium des océans.
La quantité de minerai d’uranium présent dans le sol et extractible à un coût inférieur à $130 par kilo d’uranium représente environ un millième de ces réserves. Si le prix de l’uranium dépassait $130 le kg, l’exploitation des dépôts de phosphate à faible concentration en uranium deviendrait rentable. L’obtention d’uranium à partir des phosphates est tout à fait possible, et elle a déjà été réalisée aux États-Unis et en Belgique avant 1998. Pour obtenir une estimation de la quantité d’uranium présent dans les mines, je vais faire la somme du minerai d’uranium conventionnel et de celui contenu dans les phosphates, ce qui nous donne une ressource totale de 27 millions de tonnes d’uranium (tableau 24.2).
Nous allons considérer deux manières d’utiliser l’uranium dans un réacteur : (a) la méthode utilisant le cycle à stockage direct, qui est de loin le cycle plus couramment utilisé dans le monde, et qui obtient principalement de la puissance à partir de 235U (qui constitue à peine 0,7 % de l’uranium naturel), en laissant de côté le 238U restant ; (b) la surgénération, qui requiert des réacteurs à neutrons rapides, ou surgénérateurs ; ces réacteurs, plus coûteux à construire, convertissent le 238U en plutonium-239 fissile, ce qui permet d’obtenir environ 60 fois plus d’énergie à partir de l’uranium.2
Une centrale nucléaire classique à stockage direct d’une puissance de un gigawatt consomme 162 tonnes d’uranium par an.3 Les réserves connues et extractibles de minerai d’uranium, partagées entre 6 milliards de personnes, pourraient donc durer 1 000 ans si elles produisaient de la puissance d’origine nucléaire à un rythme de 0,55 kWh par jour et par personne. Ce rythme durable correspond à la production de seulement 136 centrales nucléaires, c’est-à-dire la moitié de la production d’énergie nucléaire actuelle. Il est fort possible que ce chiffre sous-estime le potentiel de l’uranium, car comme nous ne connaissons pas encore de pénurie d’uranium, rien n’encourage la recherche de nouveaux filons. Presque aucune prospection n’a été entreprise depuis les années 1980. Il est donc possible que de nouvelles mines d’uranium puissent être découvertes à l’avenir. Et en effet, un article publié en 1980 estimait que la ressource à faible concentration d’uranium était plus de 1 000 fois plus importante que les 27 millions de tonnes dont nous venons de faire l’hypothèse.4
Notre consommation actuelle du minerai d’uranium dans des réacteurs à stockage direct est-elle durable ? C’est difficile à dire, tant est grande l’incertitude qui existe sur le résultat de la prospection future. Il est certain qu’au rythme de consommation actuel, des réacteurs à stockage direct pourraient continuer à fonctionner pendant des siècles. Mais si on voulait produire 40 fois plus d’énergie nucléaire dans le monde, pour se débarrasser des énergies fossiles et permettre une élévation des niveaux de vie, il y aurait lieu de s’inquiéter du fait que les réacteurs à stockage direct ne sont pas une technologie durable.
L’uranium peut être utilisé 60 fois plus efficacement dans des surgénérateurs, qui sont capables de consumer tout l’uranium naturel — à la fois le 238U et le 235U (contrairement aux réacteurs à stockage direct qui consument essentiellement le 235U). Tant que nous ne nous débarrassons pas du combustible usagé recraché par les réacteurs à stockage direct, nous pouvons également utiliser cette source d’uranium appauvri. L’uranium que l’on met dans les réacteurs à stockage direct n’est donc pas forcément gaspillé. Si on utilisait tout l’uranium extractible des mines (plus les stocks d’uranium appauvri) dans des réacteurs à neutrons rapides 60 fois plus efficaces, l’énergie produite pourrait être de 33 kWh par jour et par personne.
La réaction des gens face aux réacteurs à neutrons rapides vont de « c’est une technologie expérimentale, dangereuse, qui a échoué, et dont personne ne devrait plus parler » à « nous avons les moyens de développer la surgénération, et nous devrions commencer immédiatement ». Je ne suis pas compétent pour évaluer les risques liés à la technologie surgénératrice, et je ne veux pas mélanger les affirmations d’ordre éthique et celles d’ordre factuel. Mon but est juste d’aider à comprendre les chiffres. La seule position éthique que je souhaite mettre en avant est : « il nous faut un plan dont le compte soit bon ».
L’uranium des océans, s’il était totalement extrait et utilisé dans des réacteurs à stockage direct, correspondrait à une énergie totale de :
4,5 milliards de tonnes par planète | = 28 millions de GW-ans par planète. |
162 tonnes d’uranium par GW-an |
A quel rythme pourrait-on extraire l’uranium des océans ? Les océans circulent lentement autour de la Terre : la moitié de l’eau se trouve dans l’océan Pacifique, et les eaux du Pacifique en profondeur circulent jusqu’à la surface grâce à la circulation thermohaline, cet immense tapis roulant océanique, en environ 1 600 ans. Imaginons que 10 % de l’uranium soit extrait sur cette période de 1 600 ans. Cela représente un rythme d’extraction de 280 000 tonnes par an. Dans des réacteurs à stockage direct, cela permettrait de fournir de la puissance au rythme de :
2,8 millions de GW-ans / 1 600 ans = 1 750 GW,
ce qui, partagés entre 6 milliards de personnes, fait 7 kWh par jour et par personne. (Il y a actuellement 369 GW de réacteurs nucléaires, donc ce chiffre revient à multiplier par 4 la puissance nucléaire actuelle). J’en conclus que l’extraction de l’uranium des océans convertirait les réacteurs à stockage direct actuels en une voie possible « durable » — en supposant que les réacteurs à uranium puissent couvrir le coût énergétique du processus d’extraction de l’uranium des océans.
Si les surgénérateurs sont 60 fois plus efficaces, la même quantité d’uranium extraite de l’océan pourrait fournir 420 kWh par jour et par personne. Enfin un chiffre « durable » qui dépasse notre consommation actuelle ! — mais seulement grâce à l’aide conjointe de deux technologies, qui sont, pour l’une, à peine développée, et pour l’autre, impopulaire : l’extraction d’uranium océanique et la surgénération.
Ce sont les rivières qui alimentent les océans en uranium, au rythme de 32 000 tonnes par an. Si 10 % de ce flux entrant étaient exploités, cela pourrait fournir assez de combustible pour 20 GW de réacteurs à stockage direct, ou pour 1 200 GW de surgénérateurs. Les surgénérateurs pourraient alors fournir 5 kWh par jour et par personne.
Tous ces chiffres sont résumés dans la figure 24.6.
Comme toujours dans ce livre, mes principales estimations ne tiennent pas compte des paramètres économiques. Cependant, puisque la contribution potentielle de la puissance issue de l’uranium des océans est l’une des plus importantes dans notre liste de production « durable », il semble judicieux de discuter du caractère plausible de ce chiffre sur le plan économique.
Des chercheurs japonais ont trouvé une technique d’extraction de l’uranium de l’eau de mer,5 à un coût compris entre $100 et $300 par kg d’uranium extrait, à comparer au coût actuel de l’extraction d’uranium à partir de minerai, qui tourne autour de $20 par kg. Mais l’énergie de l’uranium est tellement plus concentrée que celle des combustibles traditionnels que cette multiplication par 5 ou 15 du coût de l’uranium n’aurait que peu d’effet sur le coût de production de l’énergie nucléaire : c’est la construction et le démantèlement des centrales qui comptent pour l’essentiel du prix de l’énergie nucléaire, pas le coût du combustible. Même si le coût de l’uranium augmentait pour atteindre $300 par kg, le coût de l’énergie nucléaire n’augmenterait, lui, que d’environ 0,3 centime d’euro par kWh. Ces frais d’extraction de l’uranium pourraient être réduits en les combinant à une autre utilisation de l’eau de mer — comme par exemple le refroidissement de la centrale.6
Nous ne sommes pas encore au bout de nos peines : la technique japonaise est-elle utilisable à grande échelle ? Quel est le coût en énergie du traitement de toute l’eau des océans ? Dans les expériences des Japonais, trois cages remplies de 350 kg d’un matériau adsorbant qui attire l’uranium, ont collecté « plus de 1 kg de yellowcake en 240 jours ». Ce chiffre correspond à environ 1,6 kg par an. Ces cages ont une surface utile de filtration de 48 m2. Pour alimenter une centrale nucléaire à stockage direct de 1 GW, nous allons avoir besoin de 160 000 kg par an, c’est-à-dire un rythme de production 100 000 fois plus important que celui de l’expérience japonaise. Si on essayait simplement de mettre à l’échelle la technique japonaise, qui a accumulé l’uranium marin de manière passive, la production d’une puissance de 1 GW aurait donc besoin de cages avec une surface collectrice de 4,8 km2, et contenant 350 000 tonnes de matériau adsorbant — plus que le poids de l’acier dans le réacteur lui-même.
Pays | Réserves (milliers de tonnes) |
---|---|
Turquie | 380 |
Australie | 300 |
Inde | 290 |
Norvège | 170 |
États-Unis | 160 |
Canada | 100 |
Afrique du sud | 35 |
Brésil | 16 |
Autres pays | 95 |
Total mondial | 1 580 |
Pour remettre ces chiffres énormes à l’échelle humaine, on peut dire que si l’uranium fournissait, disons, 22 kWh par jour et par personne, chaque réacteur de 1 GW serait partagé entre 1 million de personnes, et chacune de ces personnes aurait besoin de 0,16 kg d’uranium par an. Chaque personne aurait donc besoin d’un dixième de l’installation nécessaire à l’expérimentation japonaise : un poids de 35 kg par personne, et une surface collectrice de 5 m2 par personne. Proposer la création de telles installations est donc équivalent, dans son échelle, à proposer des choses du genre « chaque personne devrait avoir 10 m2 de panneaux solaires » ou « chaque personne devrait disposer d’une voiture d’une tonne avec une place de parking pour la garer ». Un investissement certes énorme, mais pas d’une taille totalement absurde non plus. Et ce calcul est valable pour les réacteurs à stockage direct. Pour les surgénérateurs, il faut 60 fois moins d’uranium, donc la quantité d’absorbant pour collecter l’uranium serait 60 fois moindre, soit 0,5 kg par personne.
Le thorium est un élément radioactif semblable à l’uranium. Autrefois utilisé pour fabriquer des manchons à incandescence, il est à peu près trois fois plus abondant dans la croûte terrestre que l’uranium. Les sols contiennent généralement 6 parties par million de thorium, et certains minéraux contiennent 12 % d’oxyde de thorium. L’eau de mer en contient très peu, car l’oxyde de thorium n’est pas soluble dans l’eau. Des réacteurs standard sont capables de brûler complètement le thorium (contrairement aux réacteurs classiques à uranium, qui ne consomment que moins de 1 % de l’uranium naturel). Du thorium est utilisé dans des réacteurs nucléaires en Inde. Si le minerai d’uranium venait à manquer, le thorium deviendrait probablement le principal combustible nucléaire.
Les réacteurs au thorium fournissent 3,6 milliards de kWh de chaleur par tonne de thorium,7 ce qui signifie qu’un réacteur de 1 GW consommerait environ 6 tonnes de thorium par an, en supposant que ses générateurs ont un rendement de 40 %. Les réserves mondiales de thorium sont estimées en tout à environ 6 millions de tonnes, soit 4 fois plus que les réserves connues montrées par le tableau 24.7. Comme pour l’uranium, il est probable que ces réserves soient sous-estimées, puisque la prospection du thorium n’est pas très valorisée aujourd’hui. Si on suppose, comme pour l’uranium, que ces ressources sont utilisées sur 1 000 ans, et partagées équitablement entre 6 milliards de personnes, on trouve une puissance « durable » ainsi produite de 4 kWh/j par personne.
Un réacteur nucléaire alternatif qui peut utiliser le thorium, « l’amplificateur d’énergie »,8 appelé aussi « réacteur à synchrotron » ou « Rubbiatron », a été proposé par le prix Nobel de physique Carlo Rubbia et ses collègues. Ce réacteur, selon eux, pourrait convertir 6 millions de tonnes de thorium en 15 000 TW-an d’énergie, ou 60 kWh/j par personne pendant 1 000 ans. En supposant que la conversion en électricité se fasse avec un rendement de 40 %, il fournirait alors 24 kWh/j par personne pendant 1 000 ans. Et les déchets produits par le réacteur seraient également beaucoup moins radioactifs. Rubbia et ses collègues avancent qu’à terme, il serait possible d’extraire de nombreuses fois plus de thorium que les 6 millions de tonnes actuellement estimés de manière économiquement rentable. Si leur suggestion — 300 fois plus — est juste, alors le thorium et les réacteurs amplificateurs d’énergie pourraient offrir 120 kWh par jour et par personne pendant 60 000 ans.
Imaginons que la Grande Bretagne décide sérieusement de se débarrasser des combustibles fossiles, et de créer un grand nombre de réacteurs nucléaires nouveaux, même si ce n’est pas « durable ». Si elle construisait assez de réacteurs pour rendre possible une décarbonisation significative des transports et du chauffage, serait-il possible de faire rentrer tous ces réacteurs nucléaires sur le territoire de la Grande-Bretagne ? Le chiffre qu’il nous faut connaître est la puissance par unité de surface de centrale nucléaire, qui est d’environ 1 000 W/m2 (figure 24.10). Imaginons que l’on décide de produire 22 kWh par jour et par personne de puissance nucléaire — ce qui équivaut à 55 GW (à peu près ce que produit la France aujourd’hui avec ses centrales nucléaires) : il nous faudrait alors 55 centrales, chacune occupant environ un kilomètre carré, soit 0,02 % de la superficie totale du pays. Pour fournir en moyenne la même puissance, les fermes éoliennes ont besoin de 500 fois plus d’espace : 10 % de la surface totale du pays. Si les centrales nucléaires étaient placées par paires le long des côtes (longues de 3 000 km avec une résolution de 5 km) alors il y en aurait deux tous les 100 km. Donc même si la surface requise reste modeste, la fraction de littoral qu’engloutirait ces centrales serait de 2 % (2 km tous les 100 km).
Quel est le coût de nettoyage de sites des centrales nucléaires ? L’autorité de démantèlement des centrales nucléaires a un budget annuel de 2,4 milliards d’euros pour les 25 prochaines années.10 L’industrie nucléaire a vendu à chaque Britannique 4 kWh/j pendant à peu près 25 ans.10 Le coût du démantèlement des centrales nucléaires est donc de l’ordre de 3 centimes d’euro par kWh. Ça fait une sacrément grosse subvention — bien que cela reste encore moins gros que la subvention actuellement payée à l’éolien offshore au Royaume-Uni (près de 9 centimes d’euro par kWh). De plus, l’essentiel du coût de ce nettoyage du nucléaire est associé à des installations de fabrication d’armes et pas à des centrales à usage civil.
La sûreté des centrales nucléaires en Grande-Bretagne reste un sujet de préoccupation majeure. L’usine de retraitement THORP (« Thermal Oxyde Reprocessing Plant ») à Sellafield, construite en 1994 pour un coût de 1,8 milliards de livres sterling, a subi des fuites de plus en plus importantes à cause d’une conduite cassée entre août 2004 et avril 2005. Pendant huit mois, la fuite a laissé 85 000 litres d’un fluide riche en uranium s’écouler dans un puisard qui était équipé de systèmes de sécurité conçus pour détecter immédiatement toute fuite d’au moins 15 litres. Mais la fuite est restée non détectée parce que les opérateurs n’avaient pas effectué l’ensemble des vérifications permettant de s’assurer que les systèmes de sécurité fonctionnaient correctement ; et de toute façon, les opérateurs avaient l’habitude d’ignorer les alarmes de sécurité.
Le système de sécurité possédait plusieurs niveaux de sécurité. Indépendamment des alarmes de sécurité, des mesures de surveillance de routine au niveau des fluides dans le puisard auraient dû détecter la présence anormale d’uranium dans le mois suivant le début de la fuite ; mais souvent, les opérateurs ne s’embêtaient pas à faire ces mesures de routine, parce qu’ils se sentaient déjà trop chargés. Et lorsqu’enfin, ils firent vraiment des mesures détectant la présence anormale d’uranium dans le puisard (le 28 août 2004, le 26 novembre 2004 et le 24 février 2005), aucune décision ne fut prise.
En avril 2005, 22 tonnes d’uranium avaient fui, mais aucun des systèmes de détection des fuites n’avait permis de relever la fuite. Celle-ci finit par être détectée par la comptabilité, lorsque les gratte-papier remarquèrent qu’ils recevaient 10 % d’uranium en moins que ce que leurs clients prétendaient leur avoir livré ! Dieu merci, cette entreprise privée était motivée par le profit, n’est-ce pas ? La critique de l’inspecteur en chef des installations nucléaires fut cinglante : « La culture de fonctionnement de l’usine semblait être de laisser les instruments fonctionner en mode alarme plutôt que de vérifier l’alarme et de rectifier la faute correspondante. »12
Si on laisse des sociétés privées construire de nouveaux réacteurs, comment s’assurer que des exigences de sûreté plus rigoureuses soient respectées ? Je ne sais pas.
Dans le même temps, nous ne devons pas nous laisser entraîner par un sentiment d’horreur devant les dangers de l’énergie nucléaire. L’énergie nucléaire n’est pas infiniment dangereuse. Elle est juste dangereuse,13 tout comme sont dangereux les mines de charbon, les entrepôts de pétrole, le fait de brûler des combustibles fossiles ou les turbines éoliennes. Même si nous n’avons aucune garantie que les accidents nucléaires pourront toujours être évités à l’avenir, je pense que la bonne manière d’évaluer le nucléaire est de le comparer de manière objective à d’autres sources d’énergie. Les centrales à charbon, par exemple, exposent la population à un certain niveau de radioactivité, parce que les cendres de charbon contiennent, typiquement, de l’uranium. Et en effet, selon un article publié dans la revue Science, les personnes en Amérique vivant à proximité d’une centrale au charbon sont exposées à des doses de radioactivité supérieures à celles qui vivent à proximité de centrales nucléaires.14
Pour quantifier les risques auxquels le public est exposé face à différentes sources d’énergie, il nous faut une nouvelle unité. Je prendrai le « nombre de morts par GW-an (gigawatt-an) ». Permettez-moi de vous faire saisir ce que cela signifie si une source d’énergie a un taux de mortalité de 1 décès par GW-an. Un gigawatt-an est l’énergie produite par une centrale de 1 GW si elle fonctionne à fond pendant un an. La consommation d’électricité de Grande-Bretagne est en gros de 45 GW, ou, si vous préférez, de 45 gigawatts-ans par an. Donc si on obtient notre électricité de sources dont le taux de mortalité est de 1 décès par GW-an, cela voudrait dire que le système de production d’électricité britannique cause la mort de 45 personnes chaque année. A titre de comparaison, 3 000 personnes meurent chaque année sur les routes britanniques. Ainsi, si vous ne menez pas campagne contre l’abolition des routes, vous pouvez en déduire que « 1 décès par GW-an » est un taux de mortalité avec lequel, aussi désolant que cela puisse être, vous pourriez accepter de vivre. Alors évidemment, 10 fois moins, soit 0,1 décès par GW-an, ce serait préférable. Mais il n’y a pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre que, malheureusement, la production d’énergie avec les combustibles fossiles doit avoir un coût en vies plus important que 0,1 décès par GW-an — pensez simplement aux désastres sur les plates-formes pétrolières, les hélicoptères perdus en mer, les pipelines qui prennent feu, les explosions de raffinerie et les accidents dans les mines de charbon : tous les ans, en Grande-Bretagne, il y a des dizaines de victimes d’accidents mortels dans la chaîne de traitement des combustibles fossiles.
Discutons donc des taux de mortalité réels pour un ensemble de sources d’électricité. Les taux de mortalité varient énormément d’un pays à l’autre. En Chine, par exemple, le taux de mortalité dans les mines de charbon, par tonne de charbon fournie, est 50 fois plus grand que celui de la plupart des autres pays. La figure 24.11 montre des chiffres provenant d’études faites par l’Institut Paul Scherrer et par un projet de l’Union européenne nommé ExternE, qui ont fait des estimations globales de toutes les conséquences de la production d’énergie. Selon les chiffres de l’Union européenne, le charbon, la lignite et le pétrole ont les taux de mortalité les plus élevés, suivis par la tourbe et la biomasse, dont les taux de mortalité dépassent 1 décès par GW-an. Le nucléaire et l’éolien sont les meilleurs,15 avec des taux de mortalité inférieurs à 0,2 décès par GW-an. L’hydroélectricité est la meilleure de toutes selon l’étude européenne, mais se retrouve être la pire dans l’étude de l’Institut Paul Scherrer, qui a regardé des pays différents.
Piqués par les inquiétudes au sujet des accidents nucléaires, les ingénieurs
ont imaginé nombre de nouveaux réacteurs avec des propriétés de
sûreté améliorés. Le modèle de réacteur à très haute température GT-MHR,
par exemple, est annoncé comme intrinsèquement sûr ; et de plus, son rendement
de conversion de la chaleur en électricité est meilleur que celui des
centrales nucléaires conventionnelles
[gt-mhr.ga.com].
Deux défauts de l’énergie nucléaire largement cités sont les coûts de construction des centrales et les déchets. Voyons à présent certains aspects de ces questions.
L’acier et le béton dans une centrale nucléaire de 1 GW ont une empreinte carbone d’environ 300 000 tonnes de CO2.16
Si on étale ce nombre « énorme » sur les 25 ans de la vie d’un réacteur, on peut exprimer cette contribution à l’intensité carbone totale d’une centrale nucléaire dans des unités standard (grammes de CO2 par kWh(e)) :
intensité en carbone de la construction |
= | 300 × 109 g |
106 kW(e) × 220 000 h | ||
= | 1,4 g/kWh(e). |
C’est beaucoup plus petit que le point de référence que constituent les combustibles fossiles, qui est de 400 g de CO2/kWh(e). Pour sa part, le GIEC estime que le coût carbone total de l’énergie nucléaire (y compris la construction des centrales, le traitement complet du combustible nucléaire et le démantèlement des centrales) est inférieur à 40 g de CO2/kWh(e) (Sims et al., 2007).
Surtout, ne vous méprenez pas sur mes intentions : je ne cherche pas à être pro-nucléaire. Je suis juste pro-arithmétique.
Comme nous l’avons noté en début de ce chapitre, le volume de déchets provenant des réacteurs nucléaires est relativement petit. Alors que les cendres provenant de dix centrales à charbon auraient une masse de quatre millions de tonnes par an (soit 40 litres par personne et par an), les déchets nucléaires provenant des dix centrales nucléaires britanniques n’occupent qu’un volume de 0,84 litre par personne et par an — le volume d’une bouteille de vin par personne et par an (figure 24.13).
L’essentiel de ces déchets sont de faible activité ; 7 % sont des déchets de moyenne activité, et seulement 3 % des déchets — 25 millilitres par an — sont de haute activité.17
Les déchets de haute activité constituent le vrai problème. Il est classique de conserver ces déchets-là au niveau du réacteur durant les 40 premières années. Ils sont stockés dans des piscines remplies d’eau pour les refroidir. Après 40 ans, leur niveau de radioactivité est 1 000 fois plus faible, et il continue de baisser. Si on retraite les déchets, en séparant l’uranium du plutonium pour pouvoir en réutiliser une partie comme nouveau combustible nucléaire, alors après 1 000 ans, le niveau de radioactivité des déchets de haute activité est à peu près le même que celui du minerai d’uranium. Par conséquent, les ingénieurs chargés du stockage des déchets doivent concevoir un plan pour sécuriser les déchets de haute activité pendant à peu près 1 000 ans.
Est-ce si difficile ? 1 000 ans, c’est certainement une longue durée comparée aux durées de vie des gouvernements et des pays ! Mais les volumes en jeu sont si petits, que les déchets nucléaires ne sont, me semble-t-il, qu’un petit souci, comparé à toutes les autres formes de déchets que nous imposons aux générations futures. Avec 25 millilitres par an, les déchets nucléaires d’une vie entière n’atteignent même pas deux litres, un volume à peine plus grand que celui d’une grande bouteille d’eau. Même en le multipliant par 60 millions de personnes, le volume de déchets nucléaires d’une vie entière ne paraissent pas ingérables : 105 000 mètres cubes. C’est le volume de 35 bassins de piscines olympiques. Si on mettait ces déchets dans une couche d’un mètre d’épaisseur, ils occuperaient à peine le dixième d’un kilomètre carré.
Il y a déjà de très nombreux endroits interdits d’accès aux humains. Je n’ai pas le droit d’entrer dans votre jardin. Ni vous dans le mien. Ni vous ni moi ne sommes les bienvenus à la résidence royale de Balmoral. Des panneaux « Défense d’entrer » fleurissent partout. Downing Street, l’aéroport d’Heathrow, les installations militaires, les mines désaffectées — tous sont interdits d’accès. Est-il impossible d’imaginer qu’on puisse définir une autre zone d’un kilomètre carré — peut-être même profondément sous terre — qui soit interdite d’accès pendant 1 000 ans ?
Comparez ces 25 millilitres par personne et par an de déchets nucléaires de haute activité aux autres formes traditionnelles de déchets que nous jetons aujourd’hui : déchets municipaux — 517 kg par personne et par an ; déchets dangereux — 83 kg par personne et par an.
Parfois, les gens comparent les futurs déchets potentiels aux déchets nucléaires auxquels nous devons déjà faire face à cause de nos bons vieux réacteurs actuels. Voici les chiffres pour le Royaume-Uni. Le volume de « déchets d’activité significative » projeté jusqu’en 2120, suite au démantèlement des installations nucléaires actuelles, est de 478 000 m3. De ce volume, 2 % (environ 10 000 m3) formeront, d’une part, les déchets de haute activité (1 290 m3) et, d’autre part, le combustible restant (8 150 m3) ; ces 2 % concentrent à eux seuls 92 % de la radioactivité totale. Construire 10 nouveaux réacteurs nucléaires (10 GW) ajouterait à ce total 31 900 m3 de combustible consommé supplémentaire. C’est le même volume que celui de dix bassins de piscines.
Voilà une question amusante. Et puisque nous avons bien fait attention à tout exprimer dans ce livre dans un seul ensemble d’unités, y répondre sera très facile. Tout d’abord, reprenons les chiffres-clés au sujet de l’équilibre énergétique mondial dans le chapitre 1 : la puissance solaire moyenne absorbée par l’atmosphère, les continents et les océans est de 238 W/m2 ; multiplier par deux la concentration atmosphérique de CO2 augmenterait effectivement le réchauffement net de 4 W/m2. Les spécialistes considèrent que cette augmentation de 1,7 % du réchauffement est une mauvaise nouvelle pour le climat. Les variations de la puissance solaire durant le cycle du Soleil de 11 ans sont de l’ordre de 0,25 W/m2. Faisons maintenant l’hypothèse que dans environ 100 ans, la population mondiale soit de 10 milliards de personnes, et que tout le monde ait le niveau de vie européen, consommant 125 kWh par jour à partir de sources fossiles, du nucléaire ou de l’exploitation minière de la géothermie. La surface de territoire par personne serait de 51 000 m2. En divisant la puissance par personne par la surface par personne, on trouve que la puissance supplémentaire apportée par la consommation d’énergie par les hommes serait de 0,1 W/m2. C’est un quarantième des 4 W/m2 qui nous tracassent actuellement, et un peu moins que les 0,25 W/m2 dus aux variations solaires. Donc oui, avec ces hypothèses, la production de puissance par les hommes serait un contributeur au changement climatique planétaire, mais qui serait à peine visible.
Le problème au sujet de la rapidité de construction des réacteurs nucléaires a été largement exagéré, grâce à une technique de présentation trompeuse des choses, que j’appelle le « terrain de jeu magique ». Avec cette technique, on semble comparer deux choses, mais les termes de la comparaison sont modifiés en cours de route. Ainsi, l’éditeur de la rubrique Environnement du quotidien The Guardian, résumant un rapport de l’Oxford Research Group, a écrit : « Pour que l’énergie nucléaire puisse apporter une contribution significative à une réduction des émissions de carbone planétaires sur les deux prochaines générations, il faudrait que l’industrie construise près de 3 000 nouveaux réacteurs — soit à peu près une centrale par semaine pendant 60 ans. Un programme de construction et d’alimentation nucléaire civil d’une telle ampleur est un projet chimérique, qui est complètement infaisable. Historiquement, le rythme de construction le plus rapide a été de 3,4 réacteurs par an. » 3 000, ça paraît beaucoup plus grand que 3,4, n’est-ce pas ! Dans cette application du « terrain de jeu magique », il y a un changement d’échelle non seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace. Alors que le premier chiffre (3 000 nouveaux réacteurs sur 60 ans) s’applique à la Terre entière, le second (3,4 nouveaux réacteurs par an) est le rythme maximum de construction pour un seul pays (la France) !
Une présentation plus honnête aurait été de conserver la comparaison sur l’échelle de la planète. La France possède 59 des 429 réacteurs nucléaires en activité dans le monde. Donc il est plausible que le rythme le plus rapide de construction de réacteurs pour la planète entière soit quelque chose du genre 10 fois celui de la France, c’est-à-dire 34 nouveaux réacteurs par an. Et le rythme requis (3 000 nouveaux réacteurs sur 60 ans), c’est 50 nouveaux réacteurs par an. Donc l’affirmation que « la construction nucléaire civile à cette échelle est un projet chimérique, qui est complètement infaisable », ce ne sont que des foutaises. Oui, c’est vrai, c’est un rythme de construction énorme. Mais il est tout à fait comparable aux rythmes historiques de construction.
Est-ce que mon affirmation selon laquelle, historiquement, le rythme maximum de construction à l’échelle mondiale a dû tourner autour de 34 nouveaux réacteurs nucléaires par an, est vraiment raisonnable ? Regardons les données. La figure 24.14 montre la puissance du parc nucléaire mondial en fonction du temps, en ne prenant en compte que les centrales encore en activité en 2007. Le rythme de nouvelles constructions était le plus élevé en 1984, et il était alors de (roulements de tambour, s’il vous plaît…) d’environ 30 GW par an — c’est-à-dire environ 30 réacteurs de 1 GW. Et voilà !
On nous annonce que l’on va mettre le Soleil en boîte. La formule est jolie. Le problème, c’est que l’on ne sait pas fabriquer la boîte.
Sébastien Balibar, Directeur de recherche, CNRS
La production d’énergie par fusion nucléaire est expérimentale et ne repose que sur des suppositions. A mon avis, il serait imprudent de partir du principe qu’un jour, le problème de la fusion sera résolu. Mais j’ai l’honneur de vous annoncer que je suis en mesure d’estimer la quantité de puissance que la fusion pourrait délivrer, si ce problème était résolu.
Les deux réactions de fusion qu’on considère comme les plus prometteuses sont les suivantes :
la réaction DT, qui fait fusionner du deutérium avec du tritium, et produit de l’hélium ; et
la réaction DD, qui fait fusionner du deutérium avec du deutérium.
Le deutérium, un isotope lourd de l’hydrogène que l’on trouve dans la nature, peut être obtenu à partir d’eau de mer. Le tritium, un isotope plus lourd de l’hydrogène, ne se trouve pas naturellement dans de grandes quantités (parce qu’il a une demi-vie de seulement 12 ans), mais on peut le fabriquer à partir du lithium.
ITER est un projet international destiné à déterminer comment construire un réacteur de fusion qui fonctionnerait sans interruption. Ce prototype utilisera la réaction DT, que l’on préfère à la réaction DD parce qu’elle libère plus d’énergie et qu’elle requiert une température de « seulement » 100 millions de degrés Celsius, alors que la réaction DD requiert une température de 300 millions de degrés Celsius (la température maximum dans le Soleil est de 15 millions de degrés Celsius).
Fantasmons un peu en supposant que le projet ITER soit couronné de succès. Quelle puissance durable la fusion pourrait-elle alors fournir ? Les centrales utilisant la réaction DT, alimentée par du lithium, verront leur jus s’épuiser quand le lithium lui-même s’épuisera. Entre temps, on peut espérer que le « fantasme : épisode 2 » sera arrivé : des réacteurs de fusion utilisant seulement du deutérium.
Je vais appeler ces deux sources d’énergie fantasmées la « fusion au lithium » et la « fusion au deutérium », du nom du principal combustible dont nous pourrions nous inquiéter dans l’un et l’autre des cas. Estimons maintenant combien d’énergie chacune de ces sources pourrait fournir.
Les réserves mondiales de lithium sont estimées à 9,5 millions de tonnes sous forme de minerai.18 Si toutes ces réserves étaient dédiées à la fusion sur 1 000 ans, la puissance fournie serait de 10 kWh/j par personne.19
Il existe une autre source de lithium : l’eau de mer,20 dans laquelle le lithium se trouve avec une concentration de 0,17 parties par million. Les besoins en énergie de la production de lithium à partir d’eau de mer à un rythme de 10 millions de kilogrammes par an sont estimés à 2,5 kWh(e) par gramme de lithium. Si les réacteurs de fusion fournissaient 2 300 kWh(e) par gramme de lithium, la puissance délivrée serait alors de 105 kWh/j par personne (en supposant une population de 6 milliards de personnes). À ce rythme, le lithium dans les océans pourrait durer plus d’un million d’années.
Si on imagine que les scientifiques et les ingénieurs arrivent à résoudre le problème du contrôle de la réaction DD, alors nous avons quelques très bonnes nouvelles. Il y a 33 g de deutérium dans chaque tonne d’eau, et en faisant fusionner seulement un gramme de deutérium, cela libérerait la quantité d’énergie ahurissante de 100 000 kWh. En gardant à l’esprit que la masse des océans est de 230 millions de tonnes par personne, on peut en déduire qu’il y aurait encore assez de deutérium pour fournir à chaque personne d’une population mondiale dix fois plus nombreuse qu’aujourd’hui une puissance de 30 000 kWh par jour (cela fait plus de 100 fois la consommation américaine moyenne actuelle) pendant un million d’années (figure 24.17).
↑ 1 Figure 24.1. Source : World Nuclear Association [5qntkb]. La capacité totale des réacteurs nucléaires opérationnels est de 372 GW(e), qui consomment 65 000 tonnes d’uranium par an. Les États-Unis ont un parc de 99 GW, la France de 63,5 GW, le Japon de 47,6 GW, la Russie de 22 GW, l’Allemagne de 20 GW, la Corée du sud de 17,5 GW, l’Ukraine de 13 GW, le Canada de 12,6 GW, et le Royaume-Uni de 11 GW. En 2007, l’ensemble des réacteurs à travers le monde a généré 2 608 TWh d’électricité, ce qui fait une moyenne de 300 GW, ou 1,2 kWh par jour et par personne.
↑ 2 Les surgénérateurs obtiennent 60 fois plus d’énergie à partir de l’uranium. Source : www.world-nuclear.org/info/inf98.html. Le Japon est actuellement le leader en matière de développement de surgénérateurs.
↑ 3 Un réacteur nucléaire à stockage direct d’une puissance d’un gigawatt consomme 162 tonnes d’uranium par an. Source: www.world-nuclear.org/info/inf03.html. Une centrale de 1 GW(e) avec un rendement de conversion thermique de 33 %, qui fonctionne avec un facteur de charge de 83 % a l’empreinte amont suivante : l’extraction minière — 16 600 tonnes de minerai contenant 1 % d’uranium; la concentration du minerai — 191 tonnes d’oxyde d’uranium (contenant 162 tonnes d’uranium naturel) ; l’enrichissement et la fabrication du combustible — 22,4 tonnes d’oxyde d’uranium (contenant 20 tonnes d’uranium enrichi). L’enrichissement requiert 115 000 UTS ; se référer à la note 4 du chapitre 17 pour le coût énergétique des UTS (unités de travail de séparation).
↑ 4
Il a été estimé que la ressource à faible concentration en uranium était plus de 1 000 fois plus importante que les 27 millions
de tonnes dont nous venons de faire l’hypothèse.
Deffeyes et MacGregor (1980) estiment que la ressource d’uranium à
des concentrations de 30 ppm ou plus est de 3×1010 tonnes. (La concentration moyenne d’uranium dans le minerai
exploité en Afrique du sud en 1985 et en 1990 était de 150 ppm. Dans les phosphates, la concentration moyenne tourne
typiquement autour de 100 ppm.)
Voici ce que la World Nuclear Association disait en juin 2008 au sujet des réserves d’uranium :
« De temps en temps, des inquiétudes sont soulevées au sujet des ressources connues, qui pourraient être insuffisantes
lorsqu’on les apprécient en termes d’un multiple du rythme de consommation actuel. Mais c’est la même illusion que
celle attribuée aux Limites à la croissance, […] qui ne prend pas en compte la nature très limitée de la connaissance que
l’on a à tout instant de ce qui se trouve vraiment dans la croûte terrestre. Notre connaissance de la géologie est telle
que nous pouvons rester confiants du fait que les ressources identifiées de minerais métalliques ne constituent qu’une
petite fraction de ce qui est réellement présent dans la croûte terrestre.
« Les ressources mesurées d’uranium, la quantité connue pour être économiquement récupérable de mines, […] dépendent
de l’intensité de l’effort d’exploration passé, et sont simplement une déclaration de ce qui est connu plutôt
que de ce qui se trouve dans la croûte terrestre.
« Les ressources mondiales actuellement mesurées (5,5 millions de tonnes) […] sont suffisantes pour durer plus de
80 ans. Cela représente un niveau de ressources assurées plus élevé que ce qui est habituel pour la plupart des
minerais. De futures explorations et des prix plus élevés vont certainement, sur la base des connaissances géologiques
actuelles, apporter des ressources supplémentaires lorsque les ressources actuelles seront entièrement consommées. »
« Des acteurs économiquement rationnels n’investiront dans la prospection de ces nouvelles réserves que lorsqu’ils
penseront avec un haut niveau de confiance pouvoir en obtenir un retour, ce qui généralement requiert des signaux de
prix positifs du fait d’une tendance de l’offre à être insuffisante. Si le système économique fonctionne correctement et
maximise le rendement du capital, il ne devrait jamais y avoir, à tout moment, plus que quelques décennies de réserves
pour n’importe quelle ressource de matières premières. »
[L’exploration a un coût ; prospecter pour trouver de l’uranium, par exemple, a eu un coût de 1 à 1,50 dollar US
par kg d’uranium (3,4 dollars par mégajoule), ce qui correspond à 2 % du prix spot de 78 dollars par kilogramme
d’uranium; en revanche, la moyenne des coûts de prospection pour le pétrole brut a été de l’ordre de 6 dollars par
baril (1 050 dollars par mégajoule) (12 % du prix spot) sur au moins les trois dernières décennies.]
« Contrairement aux métaux, qui sont demandés depuis des siècles, la société a à peine commencé à utiliser l’uranium.
Il n’y a eu qu’un seul cycle d’exploration-découverte-production, conduit pour une large part par les pics de prix de
la fin des années 1970.
« Il est prématuré de parler d’une rareté à long terme de l’uranium alors que l’intégralité de l’industrie nucléaire est
si jeune qu’un seul cycle de réapprovisionnement de la ressource a été nécessaire. » www.world-nuclear.org/info/inf75.html
Pour en savoir plus : Herring (2004); Price et Blaise (2002); Cohen (1983).
Le GIEC, citant l’OCDE, projette qu’aux niveaux de consommation de 2004, l’uranium des ressources conventionnelles
et des phosphates durerait 670 ans dans des réacteurs à stockage direct, 20 000 ans dans des surgénérateurs avec
recyclage du plutonium, et 160 000 ans dans des surgénérateurs recyclant l’uranium et tous les actinides (Sims et al.,
2007).
↑ 5
Des chercheurs japonais ont trouvé une technique pour extraire l’uranium de l’eau de mer.
L’estimation du prix de $100 par
kg provient de Seko et al. (2003) et [y3wnzr] ; l’estimation de $300 par kg provient de OECD Nuclear Energy Agency
(2006, p130).
La technique d’extraction de l’uranium utilise du tissu imbibé plongé dans l’océan durant quelques mois ; le tissu est
fait de fibres polymères qui sont rendues collantes en les irradiant avant d’être imbibées ; les fibres collantes arrivent à
collecter 2 grammes d’uranium par kilogramme de fibre.
↑ 6 La dépense pour extraire l’uranium pourrait être réduite en la combinant avec un autre usage de l’eau de mer — par exemple le refroidissement de la centrale. L’idée d’une île alimentée en puissance par du nucléaire et produisant de l’hydrogène a été émise par C. Marchetti. Des surgénérateurs seraient refroidis par l’eau de mer et extrairaient l’uranium de l’eau de refroidissement à un rythme de 600 tonnes d’uranium pour 500 000 millions de tonnes d’eau de mer.
↑ 7 Les réacteurs au thorium fournissent 3,6×109 kWh de chaleur par tonne de thorium. Source : www.world-nuclear.org/info/inf62.html. reste des possibilités de progrès dans la conception des réacteurs, donc il est possible que ce chiffre puisse grimper à l’avenir.
↑ 8
Un réacteur nucléaire alternatif qui peut utiliser le thorium, « l’amplificateur d’énergie »…
Voir Rubbia et al. (1995), web.ift.uib.no/
~lillestol/Energy Web/EA.html, [32t5zt],
[2qr3yr], [ynk54y].
↑ 9
Ressources mondiales de thorium connues sous forme de monazite.
Source : US Geological Survey, Mineral Commodity Summaries, January 1999.
[yl7tkm] Cité dans UIC Nuclear Issues Briefing Paper #67, novembre 2004.
« D’autres minerais contenant du thorium à plus forte concentration, comme les thorites, deviendraient plus probablement
des sources possibles si la demande augmentait de manière significative. »
[yju4a4] omet le chiffre pour la Turquie, que l’on peut trouver ici :
[yeyr7z].
↑ 10
L’autorité de démantèlement des centrales nucléaires a un budget annuel de 2 millions de livres
(2,4 millions d’euros) pour les 25 prochaines années.
Ce budget de nettoyage semble en augmentation permanente. Le dernier chiffre pour le coût total
de démantèlement est de 73 milliards de livres sterling (88 milliards d’euros).
news.bbc.co.uk/1/hi/uk/7215688.stm
Néanmoins, il faut préciser que ce budget est dédié au nettoyage, non seulement des centrales nucléaires civiles, mais
aussi des installations militaires de fabrication de la bombe nucléaire, à Sellafield. La part du lion reviendra donc au
nettoyage de la pagaille militaire plutôt qu’à celui de la production de puissance dans le civil. Ce qui veut dire qu’ici,
le coût par kWh du nettoyage du vieux nucléaire civil est nettement surestimé.
↑ 11 L’industrie du nucléaire a vendu 4 kWh/j à chaque Britannique pendant à peu près 25 ans. La quantité totale d’électricité produite jusqu’en 2006 était d’environ 2 200 TWh. Source : Bilan énergétique de Stephen Salter pour le Scottish National Party.
↑ 12 La critique de l’inspecteur en chef des installations nucléaires fut cinglante : … (Weightman, 2007).
↑ 13
L’énergie nucléaire n’est pas infiniment dangereuse. Elle est juste dangereuse.
Pour en savoir plus sur les risques : Kammen and Hassenzahl (1999).
↑ 14
Les personnes en Amérique vivant à proximité d’une centrale au charbon sont exposées
à des doses de radioactivité supérieures à celles qui vivent à proximité de centrales nucléaires.
Source : McBride et al. (1978).L’uranium et le thorium sont présents
dans le charbon à des concentrations d’environ 1 ppm et 2 ppm, respectivement.
Pour en savoir plus : gabe.web.psi.ch/research/ra/ra res.html,
www.physics.ohio-state.edu/~wilkins/energy/Companion/E20.12.pdf.xpdf.
↑ 15
Le nucléaire et l’éolien ont les taux de mortalité les plus faibles.
Voir aussi Jones (1984). Ces taux de mortalité proviennent
d’études qui font des prévisions sur l’avenir. On peut aussi regarder le passé.
En Grande-Bretagne, l’énergie nucléaire a généré 20 GW-an d’électricité, et l’industrie du nucléaire a eu un mort,
un travailleur qui est décédé à Chapelcross en 1978 [4f2ekz].
Un décès pour 200 GW-an est un taux de mortalité
remarquablement faible comparée à l’industrie des combustibles fossiles.
A l’échelle mondiale, le taux de mortalité historique dû à l’énergie nucléaire civile est difficile à estimer. La fusion
du cœur de réacteur à Three Mile Island n’a tué personne, et les fuites associées sont estimées avoir provoqué peut-être
la mort d’une personne depuis l’accident. L’accident à Tchernobyl a d’abord tué 62 personnes qui sont morts
d’une exposition directe, et 15 personnes qui vivaient autour du site et qui sont morts plus tard d’un cancer de la
thyroïde ; on estime que, dans la région, 4 000 autres personnes sont mortes de cancer, et qu’à l’échelle mondiale,
environ 5 000 personnes (parmi les 7 millions qui ont été exposées aux retombées radioactives) sont mortes de cancer
du fait de Tchernobyl (Williams et Baverstock, 2006) ; mais détecter ces décès est impossible parce que les cancers, dont
la plupart sont causés par les radiations nucléaires naturelles, provoquent déjà 25 % des décès en Europe.
Une manière possible d’estimer le taux de mortalité mondial dû à l’énergie nucléaire civile est de diviser cette estimation
du bilan des victimes de Tchernobyl (9 000 morts) par la production cumulée de l’énergie nucléaire entre 1969 et
1996, qui était de 3 685 GW-an. Cela donne un taux de mortalité de 2,4 décès par GW-an.
Quant aux décès attribués à l’éolien, le Caithness Windfarm Information Forum
[www.caithnesswindfarms.co.uk] liste
49 victimes à l’échelle mondiale entre 1970 et 2007 (35 travailleurs de l’industrie éolienne et 14 personnes du public).
En 2007, Paul Gipe a listé 34 décès au total dans le monde
[www.wind-works.org/articles/BreathLife.html]. Au
milieu des années 1990, le taux de mortalité associé à l’énergie éolienne était de 3,5 décès par GW-an. D’après Paul
Gipe, le taux de mortalité mondiale de l’énergie éolienne est tombé à 1,3 décès par GW-an à la fin de l’an 2000.
Les taux de mortalités historiques sont donc plus élevés que les taux prédits, aussi bien pour l’énergie nucléaire que
l’énergie éolienne.
↑ 16 L’acier et le béton dans une centrale nucléaire de 1 GW ont une empreinte carbone d’environ 300 000 tonnes de CO2. Une centrale nucléaire de 1 GW contient 520 000 m3 de béton (1,2 million de tonnes) et 67 000 tonnes d’acier [2k8y7o]. En prenant pour hypothèse 240 kg de CO2 par m3 de béton [3pvf4j], l’empreinte du béton de la centrale est d’environ 100 000 tonnes de CO2. Selon Blue Scope Steel [4r7zpg], l’empreinte de l’acier est d’environ 2,5 tonnes de CO2 par tonne d’acier. Donc les 67 000 tonnes d’acier de la centrales ont une empreinte d’environ 170 000 tonnes de CO2.
↑ 17
Discussion sur les déchets nucléaires.
Sources : www.world-nuclear.org/info/inf04.html,
[49hcnw], [3kduo7].
Futurs déchets nucléaires potentiels comparés aux déchets nucléaires actuels.
Committee on Radioactive Waste Management (2006).
↑ 18 Les réserves mondiales de lithium sont estimées à 9,5 millions de tonnes. Les principales sources de lithium se trouvent en Bolivie (56,6 %), au Chili (31,4 %) et aux États-Unis (4,3 %) www.dnpm.gov.br
↑ 19 L’énergie de fusion à partir des réserves de lithium. La densité énergétique du lithium naturel est d’environ 7 500 kWh par gramme (Ongena et Van Oost, 2006). Il y a des variations considérables d’une estimation à l’autre sur le rendement de conversion de cette énergie en électricité par les réacteurs à fusion, allant de 310 kWh(e)/g (Eckhartt, 1995) à 3 400 kWh(e)/g de lithium naturel (Steinberg et Dang, 1975). J’ai pris comme valeur 2 300 kWh(e)/g, car c’est le chiffre-résumé le plus largement repris dans la littérature : « Une centrale à fusion de 1 GW consommera environ 100 kg de deutérium et 3 tonnes de lithium naturel par an, générant environ 7 milliards de kWh. » [69vt8r], [6oby22], [63l2lp].
↑ 20 Il existe une autre source de lithium : l’eau de mer… Plusieurs techniques d’extraction ont été étudiées (Steinberg et Dang (1975), Tsuruta (2005), Chitrakar et al. (2001)).
Pour en savoir plus sur la fission : Hodgson (1999), Nuttall (2004), Rogner (2000), Williams (2000).
Uranium Information Center — www.uic.com.au,
www.world-nuclear.org, [wnchw].
Sur les coûts : Zaleski (2005).
Sur les entrepôts de déchets : [shrln].
Sur les surgénérateurs et le thorium : www.energyfromthorium.com.
Pour en savoir plus au sujet de la fusion : www.fusion.org.uk, www.askmar.com/Fusion.html.